Une élection haïtienne : L’avènement de Jean-Pierre Boyer à la présidence

Les mécanismes de succession en Haïti ont toujours été extrêmement compliqués. Le refus de respecter les règles prédéfinies a constamment jeté le pays dans les plus grands troubles. Déjà, en 1806, les premières élections législatives avaient débouché sur une guerre civile qui a divisé le pays en deux. Les hommes de l’Ouest ayant de façon unilatérale décidé d’augmenter le nombre des députés dans le but d’avoir la majorité face à Christophe. En 1811 et 1815, Petion s’était d’ailleurs fait réélire en dehors de toute légalité par une minorité de sénateurs. Les élections compliquées sont donc aussi vieilles que notre vie politique.

Pétion est mort le 29 mars 1818 après plusieurs semaines de maladie. Auparavant, il avait fait rédiger une constitution en 1816 en vertu de laquelle il avait été proclamé président à vie avec droit de désigner son successeur. Il n’avait pas usé de ce droit parce que celui en qui il avait mis tous ses espoirs pendant longtemps: Jean-Pierre Boyer, lui était devenu hostile à la fin de sa vie et lui avait piqué sa compagne, Joutte Lachenais plus prosaïquement. Les deux hommes se détestaient parfaitement à la fin de la vie de Pétion tout en jouant le jeu d’une hypocrisie consommée.

Pétion, une fois mort, le parlement se réunit pour lui désigner un successeur et les candidats ne manquaient pas. Le secrétaire général Imbert, fut chargé d’assurer l’intérim. Parmi les candidats, on trouvait Jean-Pierre Boyer, Guy Joseph Bonnet, Etienne Magny, Jérôme Maximilien Borgella et Louis Laurent Bazelais, tous généraux. Quant à Balthasar Inginac, quoique capable, n’avait aucune chance car étant civil. Le pouvoir exécutif étant au XIXème siècle, l’apanage exclusif des généraux de l’armée.

Guy Joseph Bonnet était un ancien officier rigaudin lors de la guerre du Sud, il avait participé au complot contre Dessalines et poussé vivement à la guerre civile contre Christophe. Toutefois, comme administrateur des finances de 1807 à 1810, il avait montré de réelles capacités et fut le seul à avoir mis un peu d’ordre dans les finances durant tout le règne de Pétion. Il était sans doute un homme capable de diriger le pays mais les officiers de l’Ouest ne lui pardonnaient pas son soutien à Rigaud lors de la brève scission du Sud (1810-1812).

Louis Laurent Bazelais, fut lui aussi un ancien officier rigaudin et chef d’Etat major de Dessalines et de Pétion, il était considéré comme un héros de la guerre de l’indépendance mais il avait la réputation peu flatteuse d’être un ivrogne invétéré. Le général Jérôme Maximilien Borgella était aussi un combattant de la guerre de l’indépendance puis avait soutenu Rigaud lors de la scission du Sud et de ce fait les politiciens de Port-au-Prince le considéraient comme un séparatiste. Quant au général Etienne Magny, il était de loin le meilleur choix à faire, homme du Nord, il avait fait défection au profit de l’Ouest lors du siège de Port-au-Prince par Christophe en 1812; administrateur habile, son passé d’ancien lieutenant de Christophe le desservait aux yeux du peuple de l’Ouest en dépit du fait qu’il était un héros de la Guerre d’indépendance lui aussi.

Jean-Pierre Boyer était pratiquement un inconnu jusqu’en 1812, il ne s’était signalé par aucun acte important durant toute la guerre de l’indépendance, il devait toute sa fortune à Petion qui l’avait nommé d’abord secrétaire particulier en 1807 puis commandant de la Garde puis de l’arrondissement de Port-au-Prince en 1812. Tous les officiers généraux le considéraient de fait comme un parvenu et ne l’aimaient guère.

Cependant, il avait des avantages considérables, d’abord comme commandant de Port-au-Prince, toutes les troupes de la capitale où se trouvaient le parlement lui étaient fidèles, il avait en outre le soutien du général Gédéon, commandant de l’arrondissement de Léogane proche de la capitale.
Gédéon était un officier particulièrement intrépide et illettré, aveuglément dévoué à Pétion et à Boyer. Boyer avait aussi le soutien de tous les commerçants de la place de Port-au-Prince qu’il gavait de toutes sortes d’attentions et de faveurs.

Le parlement voulait prendre un certain temps pour analyser les candidatures mais Boyer lui savait que le temps jouait contre lui, toute élection à tête reposée pouvait montrer ses graves faiblesses par rapport à ses rivaux; il exigeait la tenue des élections immédiatement.

Le parlement se réunit donc le 30 mars soit le lendemain de la mort de Pétion. Le général Gédéon fit venir les troupes de Léogane qui se reunirent aux troupes du général Boyer à Port-au-Prince ; en outre Gédéon intima l’ordre aux sénateurs d’écarter toutes les candidatures sauf celle de Boyer sinon il menaça de faire proclamer Boyer président par ses troupes peu importe le résultat des élections au sénat. Lors du vote, les soldats de Boyer et de Gédéon se postèrent aux portes du parlement et plusieurs pièces de canons furent disposées en face du local pour parer à toute éventualité. Les sénateurs intimidés par cette démonstration de force élirent Jean-Pierre Boyer président à l’unanimité et sans aucun débat. Après 1806, une nouvelle crise de succession haitienne se terminait de façon ubuesque.

Boyer, président parvint à réunir l’ensemble de l’île sous son autorité. Toutefois, son long règne de 25 ans marqué par un esprit étroit, mesquin et obscurantiste joua un rôle important dans l’échec de la formation sociale haïtienne.

Source:

Thomas Madiou, Histoire d’Haïti tome V, 1811-1818.

Auteur

Pierre Darryo Augustin.

1814: La France veut reconquérir Haïti

Notre indépendance a été proclamée solennellement le 1er janvier 1804 aux Gonaives. Cette indépendance ne fut évidemment pas reconnue par les puissances européennes qui étaient esclavagistes pour certaines d’entre elles et racistes pour d’autres ou les deux à la fois.

La France de son côté, puissance dominante de l’Europe continentale en ces temps-là, mit tout son poids dans la balance par la voix de son ministre des affaires étrangères, le prince Charles Maurice de Talleyrand-Perigord pour nous laisser en dehors du cercle des nations, « nous laisser cuire dans notre jus » selon ses propres mots. Le silence complet fut imposé aux survivants de l’expédition Leclerc qui étaient rentrés en métropole et ce Talleyrand se répand en une campagne de calomnie sans précédente dans les annales et qui a laissé des entailles profondes dans la conception de notre peuple par les occidentaux.

Cette campagne nous présentait comme d’horribles cannibales, passant notre temps à sacrifier hommes, femmes et enfants à des dieux païens et faisant chaque soir des festins anthropophages. D’ailleurs, les Français firent comprendre à toutes les autres nations de l’Europe que nous étions des révoltés qu’ils se promettaient de châtier impitoyablement au moment opportun.

Occupée dans une guerre pour la domination mondiale contre l’Angleterre, la France ne pouvait s’occuper de nous pendant nos premières années d’existence en dépit de nos turpitudes internes (assassinat de Dessalines en 1806 suivi de la guerre civile puis de la partition du pays); si Napoléon pendant longtemps triomphait de ses ennemis continentaux (Prusse, Autriche, Russie), l’Angleterre lui fermait impitoyablement les mers par un blocus maritme sévère et même détruisit définitivement sa flotte à Trafalgar en 1805. Privé de sa flotte, il ne pouvait songer à reconquérir Haïti, toutefois, il y dépêcha secrètement André Rigaud comme agent secret en 1810. Ce dernier se précipita pour proclamer la séparation du Sud d’avec la république de l’Ouest et de rattacher cette partie à moyen terme à la France. La mort suite à une stupide blessure empêcha à cet officier de réaliser son objectif. Pétion parvint à ramener non sans peine le Sud au sein de la République.

A partir de 1812, l’étoile de Napoléon palissait, son armée de 600000 hommes était anéantie en Russie et ses ennemis continentaux (Russes, Autrichiens, /Prussiens et Anglais) se réunirent et le battirent à la bataille de Leipzig en octobre 1813 (bataille qui coûta la vie entre autres au tristement célèbre Rochambeau, ex gouverneur de la colonie de Saint-Domingue, le vaincu de Vertières). Vaincu, Napoléon dut abdiquer en 1814 et un nouveau roi monta sur le trône de France: Louis XVIII, frère du défunt roi Louis XVI, décapiter par les révolutionnaire en janvier 1793.

Une fois Napoléon vaincu, les anglais décidèrent de lever le blocus maritime qu’ils avaient imposé à la France et les anciens colons de Saint-Domingue commencèrent immédiatement à se préparer à la reconquête de leur ancienne colonie. L’un des leurs, Malouet était d’ailleurs extrêmement puissant puisqu’il était devenu le ministre de la Marine et des Colonies du gouvernement de Louis XVIII. Dans les journaux français, les anciens colons recommencèrent la campagne anti-Haiti et le Roi ordonna le rassemblement d’une imposante flotte de guerre à Brest et à Cherbourg en vue de l’invasion prochaine d’Haïti. La traite des noirs étant aboli, une dérogation spéciale était accordée à la France pour la continuer pendant cinq ans au cas où elle aurait à remplacer la population haïtienne exterminée par l’expédition projetée.

Toutefois, le souvenir des terribles luttes de 1802 était encore trop vivace pour tenter l’aventure militaire du premier coup, aussi Louis XVIII et son cabinet décidèrent d’envoyer d’abord une mission secrète en Haïti pour tenter de ramener les Haïtiens dans le giron de la France. Cette mission était composée de Dauxion Lavaysse, Franco de Medina et Draverneau. Lavaysse devait rencontrer Pétion, Medina Christophe et Draverneau le général Jérôme Maximilien Borgella dans le Sud car on pensait à cette époque que le Sud était encore séparé de l’Ouest. Draverneau finalement renonça à sa mission mais les deux autres arrivèrent à destination.

Les espions de Pétion et de Christophe dans les petites Antilles les avertirent de la mission française et leur recommandèrent de s’en méfier. Les commerçants anglais et américains qui avaient remplacé les négociants français depuis l’indépendance dans nos ports et dont les bâtiments assuraient le transport de nos denrées voyaient d’un très mauvais oeil le retour de la prédominance française en Haïti. Lavaysse et Medina avaient un protocole secret qu’ils devaient dévoiler une fois sur place aux deux chefs et ce protocole était ignominieux.

Les Français proposèrent le retour pur et simple d’Haïti comme possession française, en retour les chefs civils et militaires actuels conserveraient leurs fonctions avec Pétion comme gouverneur général. Les chefs mulâtres haïtiens selon ce protocole seraient assimilés aux blancs avec les mêmes droits civils et politiques, les autres mulâtres auraient moins de droits politiques que les blancs et les chefs mulâtres assimilés, les noirs libres avant 1789, seraient maintenus en liberté mais auraient moins de droits que les mulâtres. Quant aux noirs qui étaient esclaves au moment du déclenchement de la révolution de 1789, ils seraient ramenés à l’état d’esclaves ainsi que toutes leurs familles. Le rétablissement pur et simple de l’esclavage! C’était le même plan que Leclerc et Rochambeau.

Lavaysse fut reçu par Pétion en novembre 1814 et ce dernier tout en repoussant ces conditions révoltantes lui fit comprendre que le principe de l’indépendance pourrait se faire sur la base d’une indemnité aux anciens colons de Saint-Domingue, le général Jean-Pierre Boyer, qui était dans une opposition sourde à Pétion tout en vivant dans son intimité se montra contre cette proposition de Pétion. Dix ans plus tard, il allait faire pire cependant! Tout compte fait, Lavaysse se rendit compte par lui-même de la détermination des Haïtiens à conserver leur indépendance.

Franco de Medina s’introduisit clandestinement dans le royaume de Christophe. C’était un homme né dans la partie espagnole de l’île à Santiago, il était Français par le traité de Bale qui avait donné cette partie à la France en 1795. Il connaissait Christophe et avait de bons rapports avec lui quand il commandait la région de Santiago dans les années 1808 et 1809. Arrivé clandestinement dans le Nord, il se mit en rapport avec un commerçant français du nom de Montorsier, Christophe qui n’ignorait rien de leur mission, les surveillait et tendit un piège à Montorsier pour le faire arrêter. Medina fut arrêté peu après et les fameuses instructions secrètes furent découvertes dans ses papiers. Christophe fit publier dans tout son royaume et à l’étranger les instructions secrètes de la France visant à rétablir l’esclavage en Haïti. Il fit fusiller Medina et Montorsier comme espions. Le dévoilement public des plans de la France causa un grand émoi en Europe notamment en Angleterre et le gouvernement français dut désavouer publiquement Lavaysse et Medina. Cependant, les colons ne désarmèrent pas et décidèrent de passer au plan B qui était l’extermination totale de la population haïtienne âgée de plus de six ans et de la remplacer par une autre population venue d’Afrique.

Les préparatifs de guerre de la France contre Haïti continuèrent au début de 1815 et les Haïtiens quant à eux se préparèrent à une nouvelle guerre totale contre les troupes françaises. Tant Christophe dans le Nord que Petion dans l’Ouest renforcèrent les forts et remirent le pays sur pied de guerre, ils tentèrent même à cette occasion de se réconcilier par l’intermédiaire de Prevost, ministre des affaires étrangères de Christophe. En mars 1815, le retour de Napoléon au pouvoir mit fin aux préparatifs d’invasion d’Haïti. L’Europe entière s’arma de nouveau contre la France, l’Angleterre remit le blocus maritime et Napoléon fut définitivement vaincu en juin à Waterloo par les troupes anglo-prussiennes de Wellington et de Blucher. La France était cette fois-ci occupée par les troupes étrangères et de plus elle plongea dans une quasi-guerre civile (la terreur blanche), elle ne pouvait plus songer à ce moment-là à monter une expédition contre Haïti. Notre pays connut donc un relatif soulagement mais les campagnes de presse ne cessèrent jamais toutefois.

Dix ans plus tard en 1824, les Français reviendront à la charge et cette fois-ci parviendront à imposer à Boyer la fameuse dette de l’indépendance qui est à l’origine de bien des maux.

Auteur

Pierre Darryo Augustin

6 décembre 1897: Affaire luders ou les vautours du décembre

L’ultimatum du 6 décembre 1897

Il s’agit là de l’une des pages les plus sombres de notre histoire diplomatique. Un de ces moments tragiques où l’honneur haïtien fut bafoué tant par l’arrogance de l’étranger que par la couardise de nos élites. Une mise en contexte sur l’époque en général s’impose.

En 1897, on est à la fin du XIXème siècle. La seconde révolution industrielle basée sur l’électricité bat son plein, les grandes nations capitalistes de l’Europe et de l’Amérique du Nord connaissent un formidable bond de leur productivité et doivent par tous les moyens conquérir toujours plus de nouveaux marchés. De ce fait, elles partent à la conquête du monde, se partageant l’Afrique par le congrès de Berlin, mais aussi l’Asie et luttent pour la conquête des marchés des états « indépendants » de l’Amérique latine.

Parmi ces puissances, l’une d’entre elles inquiètent particulièrement les autres: il s’agit de l’empire allemand, le fameux IIème Reich. C’est un pays qui a été unifié en 1870 par la réunion des anciens états germaniques sous l’égide du royaume de Prusse et de son chancelier de fer: Otto Von Bismarck. L’Allemagne dispose d’une puissance industrielle en constance augmentation, d’un dynamisme commercial considérable et depuis son arrivée au pouvoir en 1889, son empereur Guillaume II a lancé clairement une politique de domination mondiale par la constitution d’une puissante flotte maritime propre à contrer la marine britannique (la Royal Navy) maîtresse des mers depuis deux siècles ; c’est pour l’Allemagne la Weltpolitik (la politique mondiale).

Haïti dans ce contexte fait figure de petit pays. Quoiqu’indépendant depuis 1804, notre pays a eu un parcours chaotique lié à nos contradictions internes mais aussi à l’oppobre qui a été jetée sur nous durant de nombreuses années comme une République d’anciens esclaves. Tenu à l’écart des grands mouvements de capitaux à l’échelle mondiale, notre commerce tomba assez tôt sous la coupe de négociants étrangers établis notamment dans toutes les villes côtières.

Parmi ces étrangers, la communauté allemande qui remonte à l’expédition napoléonienne est la plus dynamique, la plus riche et la plus appréciée de nos élites. A cette époque, tout bon mariage pour une famille bourgeoise devait se faire avec un Allemand, question « d’ameliorer » la race, c’est le fameux « de l’Allemand, rien que de l’Allemand » ridiculisé par notre grand romancier Fernand Hibbert dans son roman « Les Thazar ». C’est par l’un des rejetons de cette communauté que le scandale est arrivé : Emil Luders.

M. Luders est né d’un père allemand et d’une mère haïtienne et détient une écurie située à l’angle de la rue du Peuple et de celle des Fronts-Forts à Port-au-Prince. Le 21 septembre 1897, un agent de police se présente chez lui et demande à voir l’un de ses employés, Dorléus Présumé, âgé de 19 ans, cocher de profession et convaincu de vol par la justice haïtienne. Monsieur Luders, refuse que son employé soit emmené, mieux encore, il insulte et frappe l’agent de police. Cependant, l’agent parvint à emmener de force Dorléus au bureau de police. M. Luders se rend au bureau pour exiger la libération de son employé et insulte à nouveau les policiers qui l’arrêtent cette fois-ci.

Accusé de coups et blessures envers un agent de la force publique, il est condamné à un an de prison le 14 octobre 1897. Immédiatement, les diplomates allemands à Port-au-Prince avec le soutien de leurs homologues américains font pression sur le gouvernement haïtien pour obtenir non seulement l’annulation de la sentence mais aussi la révocation des policiers l’ayant arrêté et la mise en disponibilité de tous les juges ayant prononcé la condamnation. Tiresias Simon Sam pour éviter les ennuis diplomatiques fit libérer Luders qui quitta le pays le 22 octobre mais refusa les autres demandes du chargé d’affaires allemand, le comte Schwerin.

A Berlin, c’est la colère, les Allemands considèrent comme un affront le refus de Sam d’accepter toutes leurs demandes. Il faut dire que le gouvernement berlinois ne pardonnent pas à Haïti son attitude pro-française lors de la guerre de 1870 entre la France et les Etats allemands en voie d’unification. Guillaume II déclare « C’est une méprisable bande de nègres légèrement teintés de civilisation française, mes navires de guerre quoique montés par des jeunes garçons leur apprendront les bonnes manières ». En effet, la marine de guerre allemande (Kaiserlischte marine) envoie deux bateaux de guerre: le Charlotte et le Stein, qui arrivent dans la rade de Port-au-Prince.

Après avoir saisi les petits bateaux de guerre haïtiens sans difficulté, les Germains envoient les demandes suivantes au gouvernement haïtien :
1) le retour d’Emil Luders au pays car étant né de mère haïtienne
2) le versement d’une rançon de 20 000 dollars à l’Allemagne pour manque d’égards
3) le salut du drapeau allemand de vingt et un coups de canons
4) une lettre d’excuse au gouvernement allemand
5) la réception officielle du chargé d’affaires allemand, le comte Schwerin au Palais National.

Un ultimatum de 4h est laissé au gouvernement haïtien pour s’exécuter, autrement le Charlotte et le Stein bombarderont pourPort-au-Prince jusqu’à destruction totale.

Le gouvernement haïtien essaya de demander l’aide des États-Unis car il s’agissait là d’une violation de la doctrine de Monroe, mais le ministre américain en Haïti répondit à Sam qu’il n’y avait aucun bâtiment de guerre américain dans les parages et qu’il ferait mieux d’obtempérer, cependant il parvint à négocier un allongement du délai avec les allemands. Une partie de l’opinion fut d’avis de résister aux teutons mais Sam en politicard qu’il était préférait ne prendre aucun risque et les caisses de l’Etat étant vides demanda une cotisation aux commerçants de la place pour verser aux allemands. Toutes les demandes allemandes furent donc acceptées mais avant de partir, les marins Allemands commirent une dernière ignominie: s’étant saisi de plusieurs drapeaux haïtiens lors de la capture de nos petits bateaux, ils les pietinèrent et les souillèrent largement de matières fécales et les étalèrent sur les ponts de nos navires à la grande indignation des citoyens haïtiens.

L’opinion publique ne pardonna pas à Tiresias cette capitulation face à l’étranger. L’attitude plus digne de Soulouque face aux Français lui fut rappelé à cette occasion et sa popularité ne s’en remit jamais jusqu’à son départ du pouvoir en 1902. Les intellectuels haïtiens comme Oswald Durand ou Solon Menos denoncèrent dans leurs écrits l’attitude raciste des Germains et le compositeur Occide Jeanty composa une oeuvre musicale magnifique : « Les vautours du 6 décembre » où il compare les Allemands dont le symbole est l’aigle impérial à des vautours, oiseaux charognards venant dépecer honteusement la petite et fragile Haïti.

Les Allemands malgré cette affaire continuèrent à être très bien vus par une grande partie de la société haïtienne. Dartiguenave déclarera la guerre avec regrets à ce deuxième reich qui nous avait humilié en juillet 1918 sous la pression des occupants américains; et dans les années 30 et 40 il y eut même en Haïti un parti nazi assez marginal il est vrai qui souhaitait la victoire des soldats allemands lors de la seconde guerre mondiale.

Auteur

Pierre Darryo Augustin

Le bateau de guerre germain, Charlotte

Décembre 1807: fin tragique du général Magloire Ambroise

Née de la fureur des combats en 1804, la jeune nation haïtienne a toujours eu un rapport particulier à la violence politique. La longue expérience coloniale à Saint-Domingue et les troubles sanglants de la période révolutionnaire ont profondément ancré dans le coeur des élites haïtiennes la conviction que la force prime toujours sur le droit et le recours à l’épée pour résoudre toute crise voire toute contestation politique est une tentation récurrente à laquelle peu d’hommes politiques ont résisté. Beaucoup de braves ou de brillants citoyens haïtiens ont été emportés, vaincus par l’implacable machine répressive que personne ne semble vouloir débrancher.

Le système haïtien, fils du système colonial, repose entièrement sur cette machine de la violence et la débrancher comporte donc des risques certains pour tous ceux qui font de la politique car ils sont quoiqu’ils en disent les fils et les bénéficiaires de ce système. Ainsi donc chaque génération se voit condamner à voir périr ses plus dignes représentants et la machine à broyer les âmes et consciences continuent de tourner de plus belle. Parmi les victimes de ce système alors en gestation se trouve la figure trop peu connue du général Magloire Ambroise.

Le général Magloire Ambroise est né à Jacmel selon la plupart des historiens, d’une tribu originaire du Congo; plus probablement de la côte angolaise, tous ces endroits étant dénommés du nom générique de « Congo » à cette époque par les colonialistes européens. Quoique Noir, il ne connut point les affres de l’esclavage car sa mère était ce qu’on appelle une noire libre, une affranchie. Magloire comme affranchi participa à la maréchaussée, la milice créée pour faire la chasse aux nègres marrons, tâche ingrate que les troupes européennes ne voudront jamais faire et qu’il faut comprendre pour mieux cerner le fossé qui existe entre les différentes classes sociales haïtiennes dès le début.

Originaire du Sud mais noir il prit partie pour Toussaint Louverture contre Rigaud lors de la guerre du Sud et se signala en sauvant la vie de nombreux citoyens de Jacmel lors du terrible siège de cette cité. Cela lui vaudra toujours une très grande popularité dans cette ville. Magloire Ambroise gravit les échelons dans l’armée louverturienne et se retrouva général de brigade durant la guerre de l’indépendance. Il est le principal héros de cette guerre dans le Sud-Est haïtien avec Cange et c’est fort logiquement qu’il accéda au poste de commandant de l’arrondissement de Jacmel le 1er janvier 1804.

Sous l’administration de Dessalines, il se signala par sa pondération notamment lors du massacre des Français. Il reçut au nom de Dessalines le général Francisco Miranda en route pour le Venezuela. Ses relations avec l’empereur jusque là cordiales se détériorèrent suite à la visite de ce dernier dans la ville en septembre 1806. Dessalines se montra très insatisfait des performances des fonctionnaires publics de cette ville qui étaient pour la plupart des amis de Magloire et fit même brûler des bois de campêche destinés à l’exportation (ce qu’il avait interdit formellement) et qui appartenaient à Magloire et à… Gérin, le propre ministre de Dessalines.

Magloire Ambroise, poussé par les citoyens de Jacmel adhéra à l’insurrection devant emporter le fondateur de la nation haïtienne le 17 octobre 1806. Il fut nommé général de division en récompense puis sénateur de la République. Devenu après l’élection de Petion à la présidence le 9 mars 1807, le commandant de la division militaire de l’Ouest (le poste militaire le plus important de la république ), Magloire Ambroise concentrait sur sa tête toutes les rancoeurs, les jalousies mais aussi toutes les espérances car les opposants voyaient en lui un possible recours à Pétion.

Pétion, une fois parvenu au pouvoir, dut faire face à la fois à la rebellion de Goman dans la Grande-Anse, à l’amertume de Gérin qui était le candidat malheureux aux élections présidentielles mais aussi aux extrémistes de son propre camp emmené par Bonnet et David Troy qui voulaient une politique encore plus rude envers ceux qu’ils appelaient les ennemis de la «République» c’est-à-dire les ennemis de la petite caste des affranchis qui accaparaient terres et biens dans tout l’Ouest et le Sud après la mort de Dessalines.

Pétion, en disciple consommé de Machiavel, ne pouvant s’attaquer à tous ses ennemis à la fois choisit d’attiser la haine entre eux et pour les discréditer encouragea sournoisement l’insubordination envers ceux qui parmi eux occupaient des charges publiques. Il en resultait une totale désorganisation de l’administration publique dans la République de Pétion et le mécontentement ne tarda pas à éclater.

Le général Yayou, commandant de l’arrondissement de Léogane, devenu héros de guerre après avoir repoussé l’armée de Christophe en janvier 1807, tenta de soulever le peuple de Port-au-Prince contre Pétion. Ayant échoué, il se refugia à Léogane d’où il fut débusqué par le colonel Gédéon (celui qui trahissait Dessalines honteusement le 17 octobre 1806), tué, décapité, et sa tête fut mise dans un sac et rapportée au président Petion. Magloire Ambroise était considéré comme étant le chef du complot de Yayou mais cependant aucune preuve n’existait contre lui et Pétion décida de le faire surveiller activement.

Magloire Ambroise reprochait en privé le laxisme de Pétion dans l’administration de la chose publique et critiquait les prétentions hégémoniques des extrémistes du sénat emmenés par Bonnet. Ces derniers qui voyaient en lui un danger réel se résolurent de l’abattre avec la bénédiction de Pétion.

Quoique commandant de la division de l’Ouest, Ambroise résidait à Jacmel, ville où il avait des attaches et de nombreux partisans; Pétion le fit venir à Port-au-Prince et lui interdit d’en sortir. Il était prisonnier quoique recevant chaque matin les honneurs militaires. Dans le Sud-Est, des troubles éclatèrent à Bainet et à Jacmel. Le gouvernement accusa immédiatement Ambroise et accentua sa surveillance, de plus Pétion envoya Bonnet et David Troy pour mater la rebellion. Ces derniers usant tant de force que de corruption parvinrent à calmer les esprits.

Magloire Ambroise parvint à s’échapper de Port-au-Prince pour se rendre à Jacmel, à son arrivée le 6 décembre 1807, il fut immédiatement arrêté par Bonnet. Le lendemain matin il fut retrouvé mort dans la cellule. Le gouvernement conclut au suicide, beaucoup d’historiens pensent qu’il a été plutôt étranglé durant la nuit. Bonnet et David Troy se livrèrent alors à un « déchouquage » en bonne et due forme de la ville de Jacmel. Les maisons de Magloire Ambroise et celles de ses partisans sont pillées méthodiquement, sa maison de commerce est tout simplement confisquée par Bonnet et beaucoup de membres de la bourgeoisie jacmelienne sont arrêtés car accusés de complicité avec Ambroise. 7 d’entre eux sont expédiés vers Port-au-Prince pour y être jugés mais en cours de route ils sont tout simplement massacrés sur ordre du général Bonnet.

Des années plus tard en 1823, les enfants de Magloire Ambroise demanderont au gouvernement haïtien la restitution des biens de leur père, Boyer le leur refusera « pour ne pas rallumer inutilement des souvenirs douloureux ». Sans commentaires.

Auteur

Pierre Darryo Augustin

De Saint-Domingue à Haïti : l’impossible héritage colonial

Nous sommes indépendants depuis 1804 et nous n’arrivons toujours pas à nous en sortir, c’est notre faute et nous sommes tous des nuls. Voilà l’autoflagellation à laquelle se livre de larges secteurs de la société haïtienne. On en sourit tristement quand ces réflexions sortent de la bouche de l’homme de la rue, on est plutôt désespéré quand elles proviennent de gens lettrés. Ces derniers d’ailleurs souvent font le malin en comparant Haïti et d’autres pays pour mieux justifier leurs dires. De tels propos qui font fi de l’histoire particulière d’Haïti et surtout de son héritage colonial sont assez dangereux car ils tendent à créer un fatalisme tout à fait paralysant ainsi qu’une tendance malsaine à l’auto-flagellation.

L’histoire est comme la biologie. C’est une science dont les perspectives se situent sur le long terme. Hors c’est précisément par là que ces sciences nous échappent, nous qui vivons peu de jours comme le disent les Saintes Écritures et qui sommes plongés toujours plus dans notre misérable quotidienneté. Dans ces conditions, embrasser les siècles pour dégager les grandes tendances historiques nous semble impossible. De plus, l’histoire comme la biologie possède ses lois propres et sont rarement le fait de la volonté humaine contrairement à ce qu’on croit. Les hommes dans l’histoire sont comme des pions poussés par un mouvement irrésistible dont ils ne comprennent ni les tenants ni les aboutissants. « Ils font l’histoire mais ignorent l’histoire qu’ils font » (Karl Marx). C’est dans cette optique nous allons essayer de mettre en perspective la naissance de l’Etat haïtien à partir de la colonie française de Saint-Domingue et de comprendre pourquoi son destin tragique était quelque part déjà inscrit dans la société qui lui a donné naissance.

C’est par le traité de Ryswick en novembre 1697 que les français prennent objectivement le contrôle de la partie occidentale de l’île d’Haïti baptisée Hispaniola par les espagnols. Ce traité mettant fin à la guerre de la Ligue d’Augsbourg (Coalition regroupant le Saint-Empire, les états allemands, l’Espagne, la Hollande et l’Angleterre contre la France) concrétisait plusieurs dizaines d’années de présence française dans l’île. Ce traité permit aux français d’organiser la colonie en toute tranquillité sans craindre les incursions espagnoles. A l’epoque le royaume de Louis XIV est le plus riche et le plus peuplé des Etats d’Europe, il dispose d’une marine de commerce puissante et d’une doctrine coloniale claire et cohérente consignée dans le Code Noir de 1685.

Le gouvernement français a une vision essentiellement exploitatrice de ses colonies. Il n’est pas intéressé aux colonies de peuplement contrairement à l’Angleterre et à l’Espagne pour la simple et bonne raison que sa population n’a aucune raison d’émigrer. Le pays est autosuffisant en matières agricoles depuis le XVIeme siècle et sa population paysanne est relativement prospère comparée à celles de ses voisins européens. Donc les colonies sont essentiellement des entreprises d’exploitation. Les gens viennent pour faire fortune et retourner vivre ensuite en France, Saint-Domingue n’est qu’un lieu de transit. Durant toute la période coloniale, les français ne développeront aucun système d’enseignement primaire digne de ce nom et on assistera à la création d’aucune université à Saint-Domingue contrairement à ce qui se faisait dans toute l’Amérique coloniale et en Amérique du Nord. Les planteurs blancs viennent souvent dans la colonie en laissant les femmes et les enfants en France. Ceux qui ne le font pas envoient leurs enfants en métropole à l’âge scolaire. Les affranchis les plus riches sont également formés en France comme Julien Raymond, Boisrond Tonnerre ou Martial Besse. La conception d’Haïti comme pays de transit sera très marquant pour la mentalité des élites haïtiennes après l’indépendance, elles seront incapables d’organiser un système d’enseignement public et s’en remettront à l’Eglise Catholique à partir de 1860.

Les français disposant de capitaux immenses vont investir pour transformer la colonie. En moins d’un siècle, cette colonie qui était laissée à l’abandon par les colons espagnols devient la plus riche colonie d’Amérique et suscite la convoitise de toutes les puissances européennes. La richesse repose sur le travail de plusieurs centaines de milliers d’esclaves noirs venus du golfe de Guinée. Pour maintenir cette masse importante dans la sujétion, la terreur ne suffit pas, il faut donner aux noirs le sentiment de leur infériorité. Aindi va se nouer tout un mécanisme de préjugé de couleur qui nous tient encore à la gorge aujourd’hui. Le blanc est perçu comme le sommet de la création dans la colonie et les autres groupes ethniques sont déterminés par rapport à lui. on fait comprendre au mulatre qu’il est inférieur au blanc mais supérieur au noir, d’ailleurs il n’est pas esclave comme le noir et souvent même propriétaire d’esclaves. Tout noir et surtout toute femme noire verra sa situation changer si elle donne naissance à un petit mulatre, car souvent mais pas toujours le blanc accorde la liberté à la mère et à l’enfant. Une blancophilie de circonstance s’établit ainsi. L’accouplement avec le blanc était alors une planche de salut réelle. Deux siècles après, nous n’en sommes pas sortis.

La racialisation des conflits sociaux datent aussi de cette époque. Alors que Saint-Domingue avaient une multitude de groupes sociaux aux intérêts divergents voire contradictoires (agents de la métropole, négociants, grands planteurs, blancs manants, affranchis riches, affranchis pauvres, différentes catégories d’esclaves etc), on a simplifié la société en Blancs, Affranchis et Esclaves. Classification commode mais qui ne permet pas de comprendre cette société, les planteurs blancs détestaient les négociants qui étaient leurs créanciers et détestaient aussi les agents metropolitains qui executaient trop fidèlement les lois de la Métropole ; les affranchis riches se sentaient plus proches des planteurs riches que de leurs ascendants noirs et les petits blancs détestaient autant les affranchis que les planteurs riches. Parmi les esclaves, groupe défavorisé par excellence, il y avait les esclaves des champs, les esclaves domestiques et les esclaves à talents dont les intérêts pouvaient diverger; d’ailleurs de nombreux anciens esclaves domestiques préféreront partir avec leurs maîtres en 1804 au lieu de vivre en indépendants dans la patrie de Dessalines. Les contradictions étaient donc diverses et variées mais une simplification abusive a fait voir comme dans notre Haïti d’aujourd’hui la question sociale sous le prisme de la couleur.

Les agents de la Metropole représentant l’autorité du Roi de France, à savoir le gouverneur général et l’intendant des finances et leurs subalternes appartenaient souvent à la noblesse et à la bonne bourgeoisie du royaume; ils avaient pour les habitants de la colonie un mépris souverain. Ils gouvernaient sans rendre compte à personne et faisaient ce qu’ils voulaient notamment dans la caisse publique. Il faut savoir que durant l’Ancien Régime, les fonctionnaires publics n’ont pas d’apointements réguliers et prélèvent leurs salaires dans l’exercice de leurs fonctions. La caisse publique est de fait la cassette privée du gouverneur et de l’intendant. Les élites haïtiennes en formation retiendront cette leçon d’autant plus que beaucoup des cadres de l’après 1804 ont commencé leurs carrières admnistratives à la fin de l’époque coloniale. Ajouté à tous ces éléments, une société fondée sur le culte de la force brute pour régler les conflits sociaux ,de l’argent facile et de la corruption, on peut voir clairement que la société saint-dominguoise matrice de la société haïtienne était loin d’être idéale. Les structures coloniales sont restées les mêmes dans la société mais pire encore dans la psyche haïtienne. Les élites noires et mulatres ont remplacé les colons blancs mais les pratiques demeurent les mêmes : mépris du peuple, conception mercantile de la citoyenneté, incapacité à imaginer le moindre projet national, dependance et soumission totale au centre étranger. Dans une bonne partie de la population la blancophilie débordante, la résignation et le bondieubonisme demeurent également des tares qui expliquent en partie notre destin ou plutôt notre non-destin depuis 1804.

Pierre Darryo Augustin.

Le mur de Berlin

Il y a trente ans, le 9 novembre 1989, ce qu’on appelait le mur de Berlin tombait. Cet événement politique a profondément marqué le monde et a constitué un tournant de notre époque. Il préludait à la chute de l’empire soviétique deux ans plus tard, empire soviétique qui seul tentait d’entraver la marche en avant du capitalisme depuis la fin des années 40 dans la Guerre Froide. Mais, pour comprendre l’histoire du mur de Berlin, il faut revenir à l’histoire de la seconde guerre mondiale.

La seconde guerre mondiale a opposé de 1939 à 1945 l’Allemagne et le Japon avec leurs alliés (Italie, Hongrie, Roumanie etc) à une coalition hétéroclite formée par les puissances capitalistes anglo-américaines et leurs alliés (France, Pologne, Belgique, Pays-Bas, pays de l’Amérique latine) et l’URSS, patrie du socialisme. La cause principale de cette guerre était la lutte pour l’hégémonie mondiale entre l’Allemagne et les puissances anglo-saxonnes (Angleterre et USA).

Après des années de lutte féroce et de nombreuses monstruosités les puissances alliées finirent par mettre l’Allemagne à genoux et en février 1945, elles se réunirent à Yalta en Ukraine pour décider de son sort et du sort de l’Europe. Lors de cette conférence, Joseph Staline, dirigeant de l’URSS, Winston Churchill, premier ministre anglais et Franklin D Roosvelt, président américain se partagèrent le monde ainsi: tous les territoires libérés par l’armée soviétique tomberaient sous l’influence soviétique, et tous les pays libérés par les forces anglo-américaines seront soumis à l’impérialisme américain.

L’Allemagne faisait l’objet d’une mention spéciale, il était prévu qu’elle se diviserait en quatre avec quatre puissances occupantes: l’URSS, les USA, l’Angleterre et la France. Il s’agissait pour ces pays de briser définitivement la puissance militaire de l’Allemagne qui depuis sa réunification en 1870 avait failli à deux reprises dominé le monde lors des deux guerres mondiales. Il était prévu que les puissances occupantes organiseraient des élections libres et démocratiques dans les pays libérés.

En fait, il s’agissait là d’un leurre, les Soviétiques étaient déterminés à installer le communisme dans toute l’Europe de l’Est qu’ils occupaient, ces pays devaient servir de point d’appui à la révolution mondiale sans quoi l’avenir du système communiste était menacé à plus ou moins brève échéance. Quant aux pays capitalistes, ils étaient prêts à tout pour empêcher aux communistes d’arriver au pouvoir. Les bases de la Guerre Froide étaient jetées.Tout de suite après la capitulation allemande du 8 mai 1945, les deux blocs se formaient. A l’Est de l’Europe, les Soviétiques facilitaient l’arrivée au pouvoir des partis communistes en Roumanie, en Bulgarie, en Hongrie et en Tchécoslovaquie ; les Américains de leurs côtés encourageaient la répression syndicale et ouvrière en Italie et faisaient expulser les communistes dans le gouvernement français.

En Allemagne aussi, chacun des pays faisait ce que bon lui semblait dans sa zone d’occupation et les frictions étaient nombreuses. Berlin la capitale de l’Allemagne quoique située exclusivement dans la zone d’occupation soviétique était aussi divisée symboliquement en quatre zones d’occupation: Berlin-Ouest avec des zones d’occupation américaine, anglaise et française; Berlin-Est occupée par les Soviétiques. Il était prévu évidemment que les différents pays travailleraient à la réunification ultérieure de l’Allemagne.

Les Américains mirent sur pied le plan Marshall pour reconstruire l’Europe de l’Ouest soumis à leur influence et briser l’essor du mouvement communiste dans ces pays. Cyniquement, ils proposaient aux pays de l’Europe de l’Est de bénéficier du plan Marshall mais ces derniers devaient pour ce faire renoncer au marxisme-leninisme!

En Allemagne, soutenus par leurs alliés français et anglais ils organisèrent une réforme monétaire que les soviétiques refusèrent d’appliquer dans leur zone et les trois zones d’occupation américaine, française et anglaise fusionnèrent en 1949 pour former la République fédérale d’Allemagne ou Allemagne de l’Ouest; les Soviétiques réagirent en proclamant la République démocratique d’Allemagne ou Allemagne de l’Est. Son économie boostée par les milliards du plan Marshall, l’Allemagne de l’Ouest connaissait une renaissance économique rapide et constituait dès les années 50 une vitrine du monde capitaliste placée en face au monde communiste.

Attirés par les richesses du monde capitaliste, de nombreux citoyens d’Europe de l’Est et de nombreux Allemands de l’Est passaient au monde capitaliste par la frontière berlinoise. Les puissances capitalistes se servaient de ce fait pour leur propagande et laissaient les frontières assez poreuses. La saignée menaçait particulièrement l’Allemagne de l’Est qui perdait 10 millions de citoyens entre 1945 et 1960 passés à l’Ouest. Les Américains se servaient aussi de la frontière berlinoise pour infiltrer des espions dans le monde communiste et l’inverse était aussi vraie.

Pour stopper l’hémorragie de ses citoyens et celle des pays de l’Est dont les citoyens passaient par ses frontières, l’Allemagne de l’Est décida de régler la question une bonne fois pour toutes: dans la nuit du 12 au 13 août 1961, ils entamèrent la construction sur 155 km d’un mur pouvant tarir une bonne fois pour toutes l’incessant flux migratoire. Le mur divisait de fait la ville de Berlin en deux mais s’étendait bien au-dela de la ville. Plus qu’un mur, c’était un dispositif très complexe comprenant des miradors, des tours de guet, des mitrailleuses et plus de mille chiens de garde. Les garde-frontières avaient carte blanche pour tirer sur tous ceux qui tentaient de s’approcher de la frontière. En dépit des réactions outrées des pays de l’Ouest, le mur tint le coup pendant 28 ans et réduisit de beaucoup l’exode des citoyens de l’Est vers l’Ouest.

Dans les années 80, le système communiste montrait des signes de faiblesse, en Pologne d’abord avec le Solidarnosc, puis en URSS même avec l’arrivée au pouvoir de Mikhail Gorbatchev qui à travers la perestroika entamait une remise en question sans précédent du système. Au printemps 1989, la Hongrie et la Tchécoslovaquie connurent de puissants mouvements de contestation encouragés évidemment en sous-main par les États capitalistes.

La contagion s’étendit à l’Allemagne de l’Est qui connut de grandes manifestations et parmi les revendications on pouvait citer la libre circulation vers l’ouest. Les Soviétiques demandèrent aux autorités est-allemandes de ne pas briser le mouvement par la force et devant l’ampleur de la contestation, ces dernières furent vite débordées. Elles tentèrent une manoeuvre pour reprendre la main en autorisant l’ouverture de plusieurs points de passage à travers le mur mais assez rapidement des milliers de citoyens forcèrent le passage et il était clair que ce Mur ne servirait plus à rien. En effet dès les jours suivants, il fut démoli jusqu’à la dernière pierre. Symboliquement, c’était la fin de la Guerre Froide bien que l’URSS avait encore deux ans à vivre.

Au cours des mois suivants, le parti communiste perdit son rôle dirigeant dans tous les pays de l’Est et l’Allemagne de l’Est devenue une coquille vide fut absorbée par l’Allemagne de l’Ouest devenue l’Allemagne réunifiée le 3 octobre 1990. L’URSS finit par disparaître le 25 décembre 1991 achevant le mouvement de destruction commencé avec la chute du Mur de Berlin. La Chute du Mur et les événements qui s’en sont suivis ont profondément marqué l’évolution du monde, les USA sont devenus l’hyperpuissance, maîtres incontestés du monde pendant quelques temps avant de connaître une contestation de plus en plus évidente de leur hégémonie par la Chine ces dernières années; le dogme néolibéral s’est étendu au monde entier avec les conséquences que l’on sait sur la vie des peuples, et en Europe, l’Allemagne est redevenue ce qu’elle était avant la 1945 c’est-à-dire la puissance hégémonique sur le plan économique et financier

Auteur

Pierre Darryo Augustin

12 novembre 1964: Numa et Drouin dans l’Histoire

Crédit photo: Elsie-news

Ce 12 novembre 1964 vers 7h30 du matin, un drôle de spectacle a lieu dans le quartier du cimetière de Port-au-Prince. Des camions débarquent soldats, miliciens et paysans dans l’une de ces mises en scène populeuses tant prisées par le régime duvalieriste. Près du mur extérieur du cimetière, on a dressé deux poteaux auxquels prennent place deux hommes: un petit mulâtre portant des lunettes, il s’appelle Louis Drouin Junior et est âgé de 31 ans; et un noir de grande taille, assez élancé, il s’appelle Marcel Numa et a 21 ans.

Dans leur regard, nulle peur, aucune crainte, aucune trace de lâcheté, ils refusent le prêtre belge venu leur offrir le dernier sacrement. Ils fixent impassibles le peloton d’exécution et attendent l’heure fatale. Dans la foule agglutinée, on voit de petits fonctionnaires publics, des commis des magasins du Bord-de-mer et même quelques écoliers. En effet, Duvalier avait décrété qu’en ce jour, les écoles chomeraient pour que les jeunes Haïtiens puissent voir ce spectacle « pédagogique » c’est-à-dire de voir comment un gouvernement se targuant d’être nationaliste exécutait froidement deux jeunes Haïtiens pleins d’avenir qui ne représentaient plus aucun danger pour le pouvoir. Le tout est retransmis à la télévision nationale comme un film hollywoodien.

Après quelques minutes de palabres, le peloton de militaires prennent position en face des deux prisonniers, et une rafale se fait entendre recouvrant la voix du lieutenant Albert Pierre criant « Feu »; les prisonniers s’écroulent sous la décharge, ils reçoivent le coup de grâce des mains du même Albert Pierre « Ti Boule », et une partie de la foule s’écrie « vive Duvalier ».

L’exécution sera rediffusée pendant une semaine à la télévision nationale et on la précédera des photos des têtes coupées des camarades de Numa et de Drouin tombés quelques semaines plus tôt, toujours la « pédagogie » version Duvalier. Mais au fait qui étaient ces hommes? Et qu’est-ce qui les a poussés à venir rencontrer la mort sous les balles du tyran Duvalier en cette matinée ensoleillée du 12 novembre 1964?

1964 est une année charnière pour le régime de Duvalier. Depuis sept ans, il a imposé au pays un régime d’une férocité sans précédente, a supprimé tous ses opposants réels et imaginaires à l’intérieur et se trouve de plus débarrassé à l’extérieur des deux ennemis acharnés à sa perte pour des raisons différentes: le président américain John F Kennedy, assassiné en novembre 1963 à Dallas et le président dominicain Juan Bosch renversé par l’armée trujilliste du général Wesin y Wesin. Plein de confiance dans l’avenir, il s’est proclamé président à vie le 22 juin 1964. Les divers groupes d’opposants en exil refusent ce coup de force anachronique et sont résolus plus que jamais à la perte du tyran haïtien.

C’est dans ce contexte que s’organise un groupe d’opposants extrêmement déterminés à abattre le pouvoir duvaliériste. Ils sont jeunes, universitaires, issus de familles de la classe moyenne et de la moyenne bourgeoisie et ont chacun un père, un frère ou un cousin à venger car victimes de la férocité macoute. Ils constituent le mouvement Jeune-Haiti, ils ont la volonté de rénover profondément leur patrie à l’image de ces officiers « Jeunes-Turcs » qui à la fin du XIXème siècle ont voulu rénover leur pays et sortir l’empire ottoman de son déclin séculaire.

Ces jeunes ont abandonné études, famille et travail et se retrouvent à New-York sous le tutorat de l’ecclésiastique Gérard Bissainthe, jeune prêtre dans la trentaine et opposant à Duvalier. La CIA gagne un oeil sur le mouvement et selon sa méthode en ces temps-là prévient Duvalier de ce qui se trame tout en assurant les membres de Jeune-Haïti d’un soutien logistique.

Après des mois de préparation, le 5 août 1964, treize membres du groupe Jeune Haïti débarquent près de Dame-Marie dans la Grande-Anse. Ils doivent ouvrir un front contre Duvalier en attendant l’arrivée de renforts supplémentaires. Ils sont entraînés au combat pour la plupart mais se retrouvent vite trop peu nombreux face à une population beaucoup plus encadrée par les forces macoutes qu’ils n’avaient prévu. De plus, dès le début, ils jouent de la malchance, ils débarquent à Dame-Marie et non à Jeremie comme prévu et de nombreux matériels se perdent en mer au moment du débarquement précipité. Le groupe est commandé par Gusle Villedrouin, ancien aviateur de l’armée américaine, son père, le colonel Roger Villedrouin a été battu à mort par les tontons macoutes en avril 1963, il est assisté de Gérald Brierre, étudiant en sciences économiques, en 1960, Eric, le frère de Gerald a lui aussi été battu à mort par les macoutes en présence de son père. Dans le groupe, on trouve aussi Yvan Laraque, il sera le premier tué, son corps sera ramené à Port-au-Prince, attaché à une chaise et laissé exposé plusieurs jours à la Grande-Rue, Charles-Henri Forbin, ancien parachutiste de l’armée américaine dont le père a été tué par les hommes de Duvalier; Jacques Wadestrand, diplômé de Havard; les frères Jacques et Max Armand, dont le père Benoît Armand a été tué « par erreur » en 1963 par Duvalier; Mirko Chandler; Jean Gerdes; Roland Rigaud, dont le père Georges fut médecin et marxiste et de plus ancien ministre et ex-candidat à la présidence ; Réginal Jourdan; Marcel Numa et donc Louis Drouin Junior.

Jeune-Haïti parviendra à infliger des pertes assez considérables au camp gouvernemental qui pour l’abattre dut isoler la Grande-Anse du reste du pays, dût deployer le fameux bataillon tactique des Casernes Dessalines (seule unité vraiment combattante dans l’armée ) et opéra les Vêpres de Jérémie, massacre indiscriminé de tous ceux qui auraient des liens de parenté réels ou fictifs avec les rebelles. Des familles entières ainsi périront, des nouveaux-nés de trois mois comme des vieillards de 87 ans.

A court de munitions, privés de renforts, les membres continuèrent de se battre face à des forces infiniment supérieures en nombre et refusèrent de se rendre. Les têtes de Villedrouin, Rigaud et Jourdan seront coupées et ramenées dans des seaux à Duvalier comme trophées au palais national, elles seront filmées par les caméras de la télévision nationale et serviront de prélude aux exécutions du 12 novembre; Numa et Drouin donc furent les seuls capturés vivants de cette triste histoire et finiront sous les balles du peloton d’exécution.

Rétrospectivement, on peut se dire que Jeune-Haïti avait peu de chances de réussir à bouter Duvalier hors du pouvoir. Ils ont été trahis dès le départ par des agents infiltrés qui informaient Duvalier de leur moindre mouvement depuis New-York. Ils ont choisi de débarquer dans un endroit très isolé de la capitale au lieu d’opérer une action directe sur le palais national comme l’avait préconisé un homme comme Dépestre un an plus tôt dans d’autres circonstances, ils n’ont eu aucun renfort et de plus ont gravement sous-estimé l’emprise de Duvalier sur l’armée. Cependant, ces jeunes gens qui tous avaient des vies assez confortables à l’extérieur, qui étaient tous très éduqués, ont sacrifié leurs vies et celles de leurs proches pour un idéal auxquels ils croyaient avant tout : la régénération d’Haïti par le combat contre la barbarie duvaliériste et nous interpelle aujourd’hui sur la mentalité d’une certaine jeunesse qui croit encore que le combat pour une nouvelle société n’est pas le sien.

Oui, il y a eu des hommes dans ce pays, il y a eu des patriotes qui n’avaient pas peur de braver la mort pour leur idéal comme cela se fait dans tous les pays qui se respectent. Et si la nuit duvaliériste dure encore aujourd’hui, métamorphosée en ses multiples avatars de droite et de gauche, c’est parce que justement nous avons cessé d’être des hommes au sens que l’entendaient les hommes de Jeune Haïti. C’est-à-dire des êtres qui refusent l’inacceptable et ne se soumettent pas à la barbarie quitte à en mourir.

Auteur

Pierre Darryo Augustin

Charlemagne Peralte, 100 ans après

Crédit photo : Stephen William Phelps

François Borgia Charlemagne Massena Péralte est né à Hinche en 1885 de Remy Massena Péralte, qui exerça comme juge de paix puis comme officier de l’armée et de la couturière Marie Claire Emmanuel. La famille Péralte est une famille de notables dans cette petite ville de l’intérieur qu’est Hinche à cette époque. Ce sont des patriotes comme le sont beaucoup d’habitants de cette région qui a été rattachée à la République d’Haïti lors de la deuxième campagne de l’Est de Soulouque en 1855 soit 30 ans à peine avant la naissance de Charlemagne.

La famille se trouve aussi partagée entre la foi catholique, vive surtout chez la mère et les croyances africaines très profondément ancrées dans cette partie de la population. Charlemagne comme fils de notables eût un enseignement primaire contrairement à beaucoup d’enfants de la ville, à cette époque l’instruction publique était confinée presqu’exclusivement dans les villes portuaires comme le Cap-Haitien, les Cayes, Jacmel, Jeremie et évidemment la capitale Port-au-Prince.

Il fréquente pour l’enseignement secondaire la prestigieuse institution Saint-Louis de Gonzague alors toute jeune (fondée en 1890). Il fréquenta cette école jusqu’en troisième ou en quatrième selon les historiens.

On retrouve Péralte comme jeune combattant aux côtés des firministes en 1902 lors de la sanglante guerre civile opposant l’intellectuel capois Anténor Firmin et le général Nord Alexis, patriarche capois allié aux politiciens port-au-princiens emmenés par le vieillissant et machiavélique Boisrond Canal. Ensuite, on vit Charlemagne exercer la fonction de juge de paix comme son père puis celle d’officier, il partagea son temps entre sa ville natale de Hinche et celle du Cap la plupart du temps.

Au Cap, Charlemagne Péralte, intéressé à la lutte politique se lia à plusieurs politiciens capois en vue, en effet, cette ville est à l’époque le véritable centre politique du pays, situation faisant suite à la victoire des nordistes sur les politiciens de l’Ouest lors de la guerre civile 1888-1889 (tous les présidents d’Haïti seront nordistes ou capois entre 1888 et 1915 sauf Michel Oreste et Antoine Simon). Il se lia notamment aux frères Zamor, Oreste qui deviendra président pendant quelques mois et surtout Charles, plusieurs fois délégué et plusieurs fois ministre de l’intérieur.

En 1915, Charlemagne se trouve à la tête de l’arrondissement de Léogane lorsque les Américains débarquent. Il refusa de remettre le commandement de la ville à l’officier américain venu le réclamer en arguant que le gouvernement haïtien ne lui avait pas donné un tel ordre. L’officier américain s’en plaint à Dartiguenave alors président qui révoque Charlemagne tout simplement! Ce dernier rentre alors sur ses terres sans doute rempli d’amertumes.

En septembre 1915, les Etasuniens établissent leur contrôle sur tout le pays avec la complicité des élites locales qui entrent dans la voie de la collaboration. L’armée indigène est renvoyée et les Yankees mettent sur pied une gendarmerie entièrement soumise à leurs intérêts. Les cacos tentent d’organiser la résistance mais se font massacrer à Fort Rivière dans le Nord. Maîtres de la situation, les Américains rétablissent la corvée, une loi prévue par le code rural qui faisait obligation aux paysans d’assurer de force et gratuitement l’entretien des routes rurales.

Cette loi était tombée en désuétude depuis longtemps et son rétablissement mécontente gravement les paysans mais aussi les grands propriétaires terriens dont les ouvriers agricoles et les metayers sont les principales victimes des rafles organisées par les marines et gendarmes haïtiens. Ces derniers s’organisent, ils s’abouchent avec les leaders naturels du monde paysan et certains politiciens de « l’ancien régime » tels Charles Zamor dont l’ambition présidentielle se trouve freinée par la présence yankee. Ce dernier active ses réseaux, tente de jouer contre les Etasuniens la carte allemande en essayant d’obtenir le soutien des commerçants germains très nombreux dans le pays voire celui de Berlin lui-même engagé dans une guerre mondiale contre les Etats-Unis et leurs alliés européens.

Les Cacos attaquent plusieurs villes de l’intérieur dont celle de Hinche. A tort ou à raison, la paternité de cette attaque est attribuée aux frères Péralte, Charlemagne et Saul dont les liens avec Charles Zamor sont publics.

Les frères Péralte sont jetés en prison. Les fers aux pieds, ils balaieront les rues du Cap, image humiliante qui marquera profondément les Capois de l’époque. Charlemagne finit par s’évader, suite à son évasion, son frère sera abattu par les Américains. Charles Zamor moins inquiété par la justice finit par partir pour la France et Péralte décide d’organiser la lutte contre les Américains à partir de son maquis.

Se trouvant à la tête de plusieurs milliers de paysans mal armés, mal nourris et sous-entrainés, il comprit rapidement que l’affrontement frontal avec les forces américaines équipées de mitrailleuses serait suicidaire. Il adopte la tactique de la guérilla, de l’attaque-surprise et du harcèlement déjà appliquée par les marrons deux siècles plus tôt contre les Français. Meneur d’hommes d’exception, Charlemagne joua sur tous les ressorts de la psychologie paysanne, fit alliance avec de nombreux prêtres vaudous et laissa entendre qu’il avait des pouvoirs mystiques spéciaux dont le don d’ubiquité (dédoublement dans le langage haïtien ) et l’invulnérabilite aux balles, ce qui avait le don de galvaniser ses troupes.

Les Etasuniens jouent sur la division, offrent de l’argent aux chefs cacos, suspendent la corvée dans certains départements, pratiquent une terreur aveugle (exécutions sommaires par exemple de tout homme pauvrement vêtu assimilé à un paysan-caco, ouvrent un camp de concentration à Chabert dans le Nord-Est, sorte d’Auschwitz tropical où 10000 paysans trouveront la mort). Dès le début, les défections sont nombreuses ainsi que les trahisons, de plus les élites des villes soit collaborent franchement avec l’occupant pour trouver des miettes et assimilent les hommes de Charlemagne à des bandits, soit les soutiennent uniquement en écrivant des poèmes en français qu’ils declament dans des salons confortables tels Georges Sylvain, fondateur de « l’Union Patriotique ».

Si les Cacos ne parviennent pas à dominer les Américains et leurs alliés haïtiens dans les confrontations de grande envergure, ils leur infligent toutefois des pertes conséquentes en les harcelant sans cesse. En 1919, les Américains sont prêts à tout pour finir avec cette rébellion qui leur coûtait beaucoup sur le plan matériel, ils arrivent à retourner Jean Conze, un compère de Charlemagne. Ce dernier conduit de nuit un détachement de marines américains déguisés en soldats noirs au quartier général de Péralte dans la nuit du 30 au 31 octobre 1919 dans les montagnes de la Grande-Riviere du Nord, désigné du doigt par Conzé, Charlemagne Péralte est abattu par le sergent américain Haneken et plusieurs autres cacos tombent dans la fusillade qui suit.

Le corps de Péralte est pris par les Américains, attaché à une porte et exposé sur l’ancienne place de la cathédrale du Cap pendant plusieurs jours. On imagine la douleur alors de la mère de Charlemagne qui habitait le Cap à ce moment-la à voir le cadavre de son fils ainsi avili, exposé comme un macabre trophée. Les Etasuniens l’enterrèrent ensuite au camp de Chabert. Benoit Batraville, lieutenant avisé de Péralte et prêtre vaudou assumé le remplace à la tête de la guérilla, il périt à son tour le 20 mai 1920.

Jean Conzé, le traître et le sergent Haneken furent décorés par le président haïtien Sudre Dartiguenave comme « héros ». Le corps de Charlemagne Peralte fut déterré après le départ des américains en 1934 et il reçut des funérailles nationales organisées par le gouvernement de Stenio Vincent et les ossements furent inhumés cette fois-ci dans un mausolée au cimetière du Cap. Le corps fut reconnu dit-on par la mère de Péralte encore vivante grâce à la dent d’or que portait Charlemagne.

Héros de la lutte anti-impérialiste en Haïti, Charlemagne Péralte demeure assez peu connu et assez peu célébré dans les mémoires haïtiennes. L’état de dépendance dans lequel se trouve la société haïtienne par rapport aux USA l’explique d’une part, et l’attitude équivoque des élites haïtiennes à son encontre de son vivant l’expliquent d’autre part. Pourtant, Charlemagne Péralte et ses vaillants cacos méritent toute leur place dans le panthéon des héros de la lutte anti-imperialiste en Amérique latine aux côtés de Pancho Villa, d’Emiliano Zapata ou de Sandino.

Auteur

Pierre Darryo Augustin

Boyer Bazelais ou l’échec du parti Libéral

Nous avons appris à l’école qu’au XIXème siècle haïtien, il y avait deux partis politiques qui s’affrontaient dans l’arène politique surtout dans les années 1870 à 1883: le parti Libéral dont le slogan était « le pouvoir aux plus capables » et le parti national dont le slogan était «le plus grand bien au plus grand nombre». Le parti libéral est assimilé dans l’imaginaire populaire à la bourgeoisie mulâtre et le parti national au camp « noiriste » par analogie à 1946.

La réalité est évidemment plus complexe comme souvent, en effet, l’un des noirs les plus influents et les plus cultivés de l’époque, Antenor Firmin était un libéral acharné très admirateur d’Edmond Paul l’un des théoriciens du parti libéral; de l’autre côté, l’un des chefs de file du parti National avait pour nom le mulâtre du Cap, grand bourgeois et grand écrivain par ailleurs: Joseph Demesvar Delorme. Ces partis n’étaient pas des partis structurés et organisés au sens moderne du mot mais plutôt des conglomérats d’individus se retrouvant autour de personnalités fortes et diffusant leurs idées dans des journaux: « Le Civilisateur » pour les libéraux et « le Peuple » pour les nationaux.

Les idées présentées comme irréconciliables étaient en réalité assez proches et reflétaient la vision des classes dominantes de l’époque: développement de l’agro-industrie, de l’éducation, lutte contre la prépondérance de capitaux étrangers dans la finance locale etc avec toutefois une nuance sur la question du régime. Les nationaux preconisaient un exécutif fort dans la tradition nationale, les libéraux, eux, étaient plutôt favorables à la toute puissance parlementaire mais moins par souci démocratique que par volonté de pérenniser le pouvoir de la caste des «bourgeois intellectuels» car c’est cette catégorie qui formait exclusivement le parlement à l’époque.

La rivalité politique se déboucha sur une véritable guerre civile en 1883 et le drame se focalisa sur la tête de l’un des chefs libéraux en la personne de Boyer Bazelais.Jean-Pierre Boyer Bazelais est né le 24 mai 1833 à Port-au-Prince de l’union de Charles Bazelais et d’Azema Boyer. Son grand-père paternel fut donc le général Louis Laurent Bazelais, signataire de l’Acte de l’indépendance, ancien officier rigaudin devenu Chef d’Etat-Major impérial sous Dessalines, son grand-père maternel fut le président Jean-Pierre Boyer. Boyer Bazelais reçut la meilleure éducation primaire en Haïti puis partit faire ses études secondaires et supérieures à Paris. Il obtint sa licence en droit en 1857 et lisait tout ce qu’il trouvait là sur la politique, le droit, la morale etc.

Il revint en Haïti après la chute de Soulouque et travailla comme fonctionnaire sous le gouvernement Geffrard de 1859 à 1867. Assez proche de ce président dont il devint le secrétaire général du conseil des ministres en 1864, il le suivit dans son exil en 1867. De retour en 1870, il participa à la fondation du parti libéral le 19 février 1870 avec Edmond Paul, Armand Thoby et Pierre Momplaisir Pierre. Devenu premier député de la capitale, Boyer Bazelais se fit l’apôtre du contrôle parlementaire, participa à la réforme financière et monétaire des années 1870 et se leva contre les pratiques de corruption alors généralisées dans la fonction publique en ce temps-la.

Les idées du parti libéral peuvent apparaître modérées à nos yeux d’aujourd’hui mais à l’époque elles apparaissaient assez dangereuses pour deux groupes sociaux assez importants:

1) la caste des officiers qui ne voyaient pas du tout d’un bon oeil le principe de la primauté du pouvoir civil sur le militaire et la primauté du pouvoir législatif sur l’exécutif

2) les negociants étrangers nombreux de la place qui execraient les principes de probité et de rigueur dans les impôts et la finance publique voulus par les libéraux et surtout par leurs deux principaux théoriciens : Boyer Bazelais et Edmond Paul.

Les forces hostiles allaient déployer toute la panoplie des ruses réactionnaires de la politique haïtienne : manipulations, question de couleur, élections frauduleuses et répression politique avec Domingue. Les libéraux allaient ajouter aussi leur touche à leur propre destruction en se divisant lors du congrès de Kingston en libéraux bazelaisistes et libéraux canalistes.

Boisrond Canal devenu président en 1876 avec le soutien d’une partie des libéraux, il est combattu férocement par l’autre partie demeurée fidèle à Boyer Bazelais devenu président de la Chambre. Ce dernier entama une politique d’opposition systématique envers son ancien camarade et Canal réagit en pratiquant le « laissez-grennen » politique de laissez-aller de laissez-faire généralisé dans l’administration publique. Le désordre s’installa partout dans le pays discréditant le parti Libéral. Les libéraux englués dans leurs luttes intestines ne virent pas arriver le parti national et surtout son chef Étienne Lysius Félicité Salomon jeune, revanchard après 20 ans d’exil. En 1879, Salomon est élu président et les libéraux rentrèrent définitivement dans la clandestinité.

Salomon n’était ni un homme de parti ni un démocrate, adepte du pouvoir fort, il entendait diriger sans aucun débat contradictoire ni aucune contestation. Les chefs libéraux se réfugièrent à l’étranger d’où ils continuaient d’organiser des actions contre le gouvernement. Les réactions de Salomon étaient à chaque fois d’une très grande brutalité cependant dans leurs oeuvres théoriques comme « Haïti au soleil de 1880 » d’Edmond Paul, les libéraux critiquaient avec justesse la politique financière du pouvoir qui par sa banque prétendument nationale mais avec un conseil d’administration exclusivement étrangère entre autres livraient le pays corps et biens au capitalisme international.

Rongeant son frein face à un gouvernement qui se renforçait sans cesse à l’intérieur, Boyer Bazelais finit par débarquer à Miragoâne en mars 1883. Comme il l’avait prévu, son débarquement provoqua des soulèvements un peu partout mais ces derniers furent très vite réprimés par le gouvernement et Bazelais se retrouva bientôt encerclé à Miragoâne.

Privé de tout espoir de secours surtout après l’écrasement définitif de la bourgeoisie libérale à Port-au-Prince lors de la « semaine sanglante » en septembre 1883, Bazelais continua à résister avec courage aux assauts des loyalistes et succomba à la dysenterie le 27 octobre 1883. Les survivants de ses troupes allaient se rendre quelques jours plus tard et beaucoup furent fusillés. Le rêve libéral avait vécu.

Le parti libéral qui était né le lendemain de la guerre civile de 1867-1870 contre Salnave a achevé son histoire sous la mitraille et dans la boue de Miragoane en 1883. En ces treize années, il aura agité des idées, conçut de vagues notions de projet national mais n’aura pas fait bougé les lignes de forces de la société haïtienne ni contribué à changer les structures coloniales qui sont la base de l’échec du projet national depuis 1804.

Le parti national disparut aussi de la scène peu après la fin de son rival, miné par les rivalités intestines entre Salomon, Legitime et Saint-Surin Manigat. Les deux groupes ont échoué de fait dans leur tentative de structurer la vie politique haïtienne autour d’idée fortes comme cela se fait ailleurs et leur échec sera lourd de conséquences pour ce pays. Après la chute de Salomon en 1888, la vie politique sera rythmée uniquement par des rivalités personnelles ou claniques sans vision ni projet véritable, l’état de guerre civile sera permante ou quasi permanente jusqu’à l’Occupation en 1915.

Boyer Bazelais fut un des protagonistes remarquables de cette époque 1870-1883. Homme honnête, patriote sincèrement convaincu de pouvoir racheter les fautes de son grand-père maternel, il fut combattu en général par des gens moins capables et moins honnêtes que lui. Cependant, une certaine forme de suffisance ainsi qu’une fausse perception de la réalité l’ont conduit à multiplier des fautes politiques qui lui seront finalement fatales.

Auteur

Pierre Darryo Augustin

Boisrond Tonnerre

De son vrai nom Louis François Mathurin Boisrond, Boisrond Tonnerre est né en 1776 à Torbeck dans la plaine des Cayes. Il appartint à une riche famille de mulâtres propriétaires de la région. Il est notamment le cousin de Nicolas Geffrard qui commandera en chef dans le Sud en 1803 lors de la lutte finale. Il fut surnommé tonnerre parce que la foudre aurait éclaté près de son berceau sans lui causer aucun mal, cependant ce surnom allait parfaitement avec son tempérament volcanique qui commenca à se manifester de très tôt.

Il fut envoyé en France de bonne heure pour parfaire ses études classiques, car les Français ayant conçu à Saint-Domingue essentiellement une colonie d’exploitation y avaient créé peu d’écoles et pratiquement pas d’institutions universitaires contrairement aux colons de l’Amérique espagnole et à ceux d’Amérique du Nord. Cela aura des conséquences bien néfastes sur notre formation nationale notamment l’absence quasi complète de cadres nationaux au lendemain de l’indépendance.

Tonnerre lui, grâce à son parrain, put fréquenter à Paris l’une des meilleures institutions scolaires d’Europe, le collège Louis-le-Grand qui eut pour élève près d’un siècle plus tôt Voltaire lui-meme. A Paris Tonnerre découvrit l’esprit des Lumières et des encyclopedistes dont certains étaient encore vivants mais surtout la tempête révolutionnaire qui à partir de 1789 allait balayer l’Ancien Régime d’abord en France puis dans toute l’Europe avec des conséquences jusqu’à Saint-Domingue. Il fut fasciné par les révolutionnaires les plus extrémistes et les plus sincères : les jacobins de Robespierre et de Saint-Just puis les partisans egalitaristes de Gracchus Babeuf. Tout ce beau monde là sera guillotiné entre 1794 et 1795. Boisrond Tonnerre resta cependant marqué par le radicalisme de leurs convictions et de leurs méthodes, leur sens d’une certaine justice sociale et leur propension à créer un Etat fort et centralisateur au-dessus des oligarchies.

De retour dans la colonie à la fin des années 1790, il devint secrétaire de son cousin Nicolas Geffrard, officier de l’armée de Rigaud et redigea de nombreux articles dans les journaux de la région. A cette époque la guerre du Sud faisait rage entre troupes du Nord et celles du Sud. A cette époque, Toussaint Louverture soutenu par les anciens colons royalistes du Nord qu’il avait restauré dans leurs richesses était perçu par de nombreux officiers du Sud comme un contre-revolutionnaire, cette histoire progressivement oubliée aujourd’hui ou passée sous silence permet pourtant de mieux comprendre les positions des uns et des autres lors de conflit. Tonnerre demeura avec Geffrard après la défaite de Rigaud et était encore le secrétaire de l’officier lors de l’entrevue du Camp Gerard en juillet 1803 entre Dessalines et Geffrard.

En juillet 1803, la guerre de l’indépendance avait déjà commencé partout dans le pays et l’armée indigène reconnut partout l’autorité de Dessalines d’abord dans le Nord et l’Artibonite puis dans le Nord-Ouest et l’Ouest. Dans le Sud cependant, les indépendants se battaient contre les Français mais il leur répugnait de reconnaître la suprématie de Dessalines, les blessures de la guerre du Sud étaient encore vivaces. Dessalines vint à leur rencontre et l’entrevue fut facilitée car de nombreux officiers du Sud comme Gerin, Ferou et Bazelais avaient été sauvé par Dessalines qui avait refusé d’exécuter les ordres de Toussaint qui prescrivait la peine de mort pour tous les officiers rigaudins capturés avec leurs uniformes.

Au Camp Gerard, Dessalines finit par faire accepter son autorité et rencontra le jeune Tonnerre présent en sa qualité de secrétaire de Geffrard. Le général en chef fut impressionné dit-on par la fougue du jeune homme et son affectation à parler un créole extrêmement imagé, il décida d’en faire son secrétaire particulier, ce que Geffrard accepta en signe de bonne volonté mais aussi pour pouvoir disposer d’une oreille sûre auprès de Dessalines. C’est du moins ce qu’il pouvait penser.

Devenu rapidement très proche de Dessalines, il fut chargé par celui-ci de rédiger l’acte d’indépendance le 1er janvier 1804, le premier acte rédigé par Chareron et signé par une partie des généraux le 29 novembre 1803 à Fort-Liberté ayant été écarté pour la froideur de son style et surtout par les idées qu’il véhiculait quant à l’instauration d’une république oligarchique. Boisrond Tonnerre, secrétaire particulier de Dessalines, jouissant pleinement de la confiance de son chef, participa pleinement à toutes les décisions gouvernementales, le massacre des Français, la proclamation de l’empire, la campagne de l’Est, la fortification du territoire et les mesures économiques et sociales.

Certains ont fait de Boisrond Tonnerre le maître à penser de Dessalines chef d’état, c’est faire peu de cas du caractère extrêmement fort de l’empereur qui n’a été la marionnette de personne mais cependant une convergence de vue existait entre les deux hommes sur le destin de la nation et son organisation sociale. Néanmoins, les ennemis du gouvernement imputaient à Boisrond toutes les mesures prises par Dessalines et il concentrait sur sa tête la haine de tous les conspirateurs y compris celle de son cousin Geffrard. Sachant cet état de choses, Boisrond décida de saper sciemment l’autorité de Geffrard dans le Sud en favorisant l’ascension de Gerin, ministre de la guerre de l’empire et originaire du Sud.

Boisrond Tonnerre fut arrêté le 17 octobre 1806 car il avait accompagné son chef jusqu’au bout. Détenu à la prison de Port-au-Prince, il fut assassiné, percé de coups de baïonnettes le 23 octobre 1806 après des jours d’une détention atroce sous les ordres de Gérin qu’il avait soutenu pourtant contre Geffrard.

Avant de mourir il grava un poème de six vers sur les murs du cachot. Il a eu le temps de rédiger pendant le règne de Dessalines « Les mémoires pour servir à l’histoire d’Haïti » qui font la trame des événements de l’arrivée de l’expédition Leclerc à la proclamation de l’indépendance. Ce document constitue une source précieuse pour les historiens voulant étudier cette époque. Boisrond Tonnerre tomba dans l’oubli après sa mort comme tous les proches de Dessalines sacrifiés avec lui, il fut redecouvert en 1851 par Joseph Saint-Remy qui publia ses mémoires en 1851.

Auteur

Pierre Darryo Augustin

Les derniers jours du général Cappoix

La mort de Dessalines le 17 octobre 1806 s’est suivie d’une masse de meurtres moins connus qui ont tous eu le même but: éradiquer tous ceux qui auraient pu crier vengeance pour l’empereur. Ainsi, les auteurs du coup ont fait périr successivement, le général Jean-Jacques Herne surnommé Moreau ou Coco Herne, commandant de la division du Sud depuis la mort de Geffrard, Etienne Mentor, secrétaire et ami de Dessalines, un des hommes les plus cultivés de son temps, Boisrond Tonnerre, autre secrétaire de Dessalines et rédacteur de notre Acte de l’indépendance mais aussi le général Germain Frère, le commandant de la place de Port-au-Prince, anti-francais radical dont le bonnet en peau d’ours comprenait cette inscription sans équivoque : « Haïti, tombeau des français « . Mais le crime le plus marquant de l’après Pont-Rouge fut bien entendu celui du héros de Vertieres, le général François Cappoix dit Cappoix-la-mort. Un crime qui a été souvent passé sous silence et qui apparaissait comme confus et obscur pendant longtemps.

Le général François Cappoix après l’indépendance fut maintenu dans son commandement à Port-de-Paix avec autorité sur toute la région qui forme à peu près aujourd’hui le département du Nord-Ouest, région qu’il avait libéré presque seul des français. Il pouvait compter alors sur l’amour de la population et le soutien indiscutable de la fameuse 9eme demi-brigade qui s’était illustrée le 18 novembre 1803. Cette région faisait partie alors du departement du Nord et Cappoix se trouvait placer sous l’autorité du commandant de la première division militaire du Nord: le général Henri Christophe. Un aspect très important pour comprendre la suite des événements.

Entre Cappoix et son supérieur immédiat Christophe, la mesintelligence était à peu près complète. Cappoix refusait d’appliquer le caporalisme agraire strict de Christophe et de plus militaire dans l’âme avec une forte loyauté à l’égard de Dessalines, il refusait de participer dans les intrigues et les machinations christophiennes pour perdre l’empereur dès 1805. Dessalines le savait et il décida de transférer Cappoix au Cap pour mieux surveiller Christophe. C’est ainsi que Cappoix fut promu commandant de la première division militaire du Nord à la place du Cap avec siège au Cap et Christophe lui fut promu généralissime (c’est-a-dire général en chef de l’armée ), un titre plus honorifique qu’autre chose. Christophe multiplia les obstacles pour Cappoix, le fit enserrer par un réseau serré d’espions et fit à son encontre plusieurs dénonciations calomnieuses à son encontre mais en dépit de tout, Cappoix restait loyal à Dessalines jusqu’au 17 octobre 1806. Désigné par les généraux de l’Ouest et du Sud pour prendre la succession de Dessalines, Christophe se trouvait face à un adversaire de taille, un général intrépide, qui avait la sympathie de corps entiers de l’armée, qui le haïssait et brûlait de désir de venger l’empereur.

Vers la mi-octobre 1806, les français de la partie orientale attaquèrent et prirent la ville frontalière de Ouanaminthe, Cappoix qui était au Cap se transporta sur les lieux, chassa les français et les poursuivit jusqu’au territoire voisin avant de revenir à Ouanaminthe. Il se trouvait là au moment du 17 octobre 1806, Christophe avait appris la révolte du Sud contre Dessalines plusieurs jours plus tôt, il résolut aussitôt de cette période de troubles pour faire périr son dernier rival dans le Nord. Il écrivit à Cappoix pour lui apprendre la mort probable de Dessalines et l’invita à venir prendre avec lui les mesures adéquates au Cap-Haitien. Cependant, il envoya les généraux Dartiguenave et Paul Romain lui tendre un piège aux environs de Limonade.

Voyageant avec quelques aides de camp à peine, le général Cappoix aperçut le 19 octobre au crépuscule aux environs de Limonade les généraux Dartiguenave et Romain qui lui firent signe et il pénétra sans méfiance au milieu d’eux. Romain et Dartiguenave l’inviterent à descendre, ce qu’il fit et leur demanda de lui raconter les événements de Port-au-Prince, les généraux lui raconterent ce qu’ils savaient de bonne grâce puis à un signal convenu, des dizaines de soldats cachés dans les buissons aux alentours se présentèrent et desarmerent Cappoix et ses hommes et les firent prisonnier. Le général Cappoix comprenant l’inutilité de toute résistance eut le temps de dire à Romain: « Ton maître a de la chance car sous peu je lui aurais fait sentir la vigueur de mon bras ». Il comprenait donc parfaitement d’où venait le coup, attaché solidement par Bottex et Placide Lebrun, le général Cappoix fut fusillé sur place et quant à son cadavre si certains historiens pensent qu’il a été enterré sur place, d’autres suggèrent qu’il fut laissé en pâture aux animaux sauvages.

Avec la mort de Cappoix, Christophe se debarrassait du dernier officier ayant pu lui contester le pouvoir absolu dans le Nord et pour calmer les gens du Nord-Ouest il fera dire que c’est Dessalines qui lui en avait donné l’ordre, les gens de cette région se revolteront quand ils apprendront la vérité en 1807. Quant à Cappoix, sa mémoire a été souvent réduite à son seul rôle à Vertieres cependant il semble qu’il avait des vues assez proches de celles de Moise Louverture par exemple en termes de redistribution des terres et son refus d’exécuter les mesures de répression envers les cultivateurs. Et c’est vers cette piste qu’il faut explorer l’origine de son inimitié avec Christophe, inimitié qui finit par lui coûter la vie.

Pierre Darryo Augustin

Les descendants maudits de l’empereur

Dessalines mort le 17 octobre 1806, grand amateur de femmes, a laissé une nombreuse descendance. S’il n’a pas eu apparemment de fils avec son épouse épousée sur le tard en 1801. Cette dernière avait reconnu tous les enfants de Dessalines comme les siens. Dessalines a laissé pas moins de six enfants qui lui ont assuré une riche postérité qui a connu une destinée tragique chaque fois qu’elle a voulu se mêler de politique nationale comme si une étrange fatalité poursuivait le sang de celui qui fut atrocement mutilé en 1806.

Beaucoup des enfants de Dessalines furent assez connus. On connaît l’histoire de Célimène, la fille préférée de l’empereur qu’il avait voulu marier à Alexandre Pétion. Ce dernier refusa et la jeune femme se trouva au contraire enceinte du colonel Chancy, aide de camp de Pétion et neveu de Toussaint Louverture. Dessalines entra dans une rage folle en apprenant cette nouvelle et Chancy mis aux arrêts se suicida sur le « conseil » de Pétion.

Innocent, autre fils de Dessalines eût un fort à son nom près de Marchand, ce fort intégrait le système de défense de la première capitale de l’Etat indépendant aux côtés des forts « Décidez », « Ti-Madanm » et « Fin du Monde ». Louis Dessalines, connu sous le nom de Dessalines jeune, fut un dignitaire du régime christophien, certains prétendent qu’il aurait été son filleul. Quoi qu’il en soit, il fut assassiné horriblement après le suicide de Christophe en octobre 1820, décapité et son corps jeté dans un puits rempli de chaux vive aux côtés des fils de Christophe Victor-Henri et Eugène, de Valentin de Vastey, le thuriféraires en chef du régime déchu et de Jean-Philippe Daut l’un des héros de la bataille de Vertieres. Le fils connut une fin aussi tragique que son père donc!

La tragédie familiale ne fit que commencer! Car, des années plus tard, un autre fils de Dessalines, Jean-Jacques César Dessalines fut fusillé pour trahison par Soulouque qui se réclamait pourtant de l’idéal de son père. César Dessalines avait été d’abord un partisan de Soulouque et même son chef de la police, puis il avait pris ses distances quand le régime s’était enfoncé dans la paranoïa et les « soulouqueries ». A cette occasion, la veuve de Dessalines alors nonagénaire fit rendre solennellement à Soulouque la pension viagère à laquelle elle avait droit depuis des années.

Cinna Leconte, petit-fils de Dessalines débarqua au Cap en 1873 pour renverser le gouvernement de Saget, il fut arrêté, fusillé puis arraché à la machette par Nord Alexis, commandant de la place; son corps enterré à fleur de sol fut en partie déterré et dévoré par les porcs et les chiens de la Fossette, quartier populaire du Cap où on exécutait et enterrait les condamnés à mort.

Son fils Cincinnatus, arrière-petit-fils de Dessalines devint un homme d’affaires et homme politique important, ministre sous Simon Sam et condamné lors du procès de la Consolidation, il devint président par une révolte Caco en 1911. Il mit de l’ordre dans les finances, réorganisa l’administration publique, construisit le Parc Leconte qui deviendra le stade Sylvio Cator et les casernes Dessalines. Il voulut chasser les commerçants syro-levantins et son palais sauta le 8 août 1912 et périt carbonisé dans des conditions non encore élucidées aujourd’hui. 105 ans après son ancêtre, il connaissait une fin horrible.

Quant à Jacques Stephen Alexis, autre descendant de Dessalines, militant politique, médecin, communiste et grand romancier haïtien, il disparut sans laisser de traces en avril 1961 après avoir débarqué dans le Nord-Ouest. Il périt sans doute dans les pires tortures sous les coups des sbires de Duvalier qui se réclamait aussi comme Soulouque de Dessalines.

Des descendants de Dessalines vivent encore dans le Nord et l’Artibonite et beaucouo d’entre eux assez misérablement ! Les descendants de Dessalines continuent donc leur chemin de croix deux siècles après la mort de leur glorieux ancêtre et tous ceux qui se sont approchés de la sphère publique ont connu invariablement une fin horrible comme on vient de le voir.

Auteur

Pierre Darryo Augustin

L’IDÉAL DESSALINIEN

La figure de Jean-Jacques Dessalines, figure tutélaire de la Nation haïtienne ne cesse de hanter notre imaginaire collectif depuis son assassinat le 17 octobre 1806 il y a 213 ans. Comme pour les autres héros de cette époque, son image a été brouillée, villipendée, encensée ou récupérée de manière qu’aujourd’hui démêler autour de ce grand homme la réalité de la légende relève d’un combat dangereux d’autant que les enjeux memoriels autour de son nom sont immenses comme en témoigne la résurgence à intervalles réguliers dans l’histoire nationale de leaders se réclamant de sa filiation. Essayer de faire l’Histoire tout simplement de l’empereur en consultant, en contextualisant sérieusement archives et documents d’époque, dégager à la trame des événements un sens demeure un pari car ce crime affreux depuis deux siècles nous oppose, nous déchire, nous divise et de fait empêche notre émergence en tant que vraie nationalité, c’est-à-dire comme un ensemble de gens vivant sur un territoire ayant un passé commun reconnu et voulant un avenir commun.

Tout et son contraire a été dit sur l’empereur Dessalines. Thomas Madiou a loué le chef de guerre mais voué aux gémonies l’administrateur, cette ligne a été suivie par les Ardouin, Saint-Rémy des Cayes et avec virulence au XXème siècle par François Dalencourt mort en 1956 qui eut même à justifier l’assassinat du 17 octobre dans des pages glacantes mais à lire si l’on veut comprendre la psychologie des élites haïtiennes. Louis Joseph Janvier, lui dit clairement que Dessalines, chef d’état, « a eu tous les instincts de sa mission ». Entre ces positions tranchées et irréconciliables demeurent les faits, qui seuls peuvent nous permettre de dégager au-dela de toutes les scories idéologiques, ce que certains ont appelé « l’idéal dessalinien », sa vision de la société haïtienne qui, par bien des aspects n’a pas été dépassé depuis lors.

Ancien lieutenant de l’armée de Toussaint, Dessalines conduit les indigènes de Saint-Domingue à l’indépendance après 13 années de « guerre totale » entre les différents groupes sociaux de la colonie. C’est un territoire qui, en 1804, est ravagé, beaucoup de plaines détruites de fond en comble, les repères traditionnels en terme de rapports sociaux ont été bouleversés (des Polonais blancs combattant dans l’armée indigène, des officiers noirs comme Laplume prenant fait et cause pour les colonialistes français ) et surtout c’est un pays pratiquement mis au banc des nations par les puissances de l’époque qui sont toutes soit esclavagistes soit racistes ou les deux à la fois.

Le prince Talleyrand de Perigord, l’un des politiciens les plus machiavéliques de tous les temps comme ministre des affaires étrangères français, mène une campagne de denigrement systématique dans toutes les capitales européennes contre Haïti et son chef Dessalines, capitales européennes qui sont toutes plus ou moins sous la botte française en ce début de XIXème siècle. Face à toutes ces difficultés, la tâche d’élever une nation et de consolider le jeune Etat apparaissait impossible mais Dessalines qui n’avait rien d’un homme ordinaire s’y est attelé avec une opiniâtreté qui lui coûtera sans doute la vie deux ans plus tard.

Observateur en premières loges des manoeuvres politiciennes de Sonthonax et de Roume pour pousser noirs et mulatres à la guerre civile, Dessalines compris mieux que tout autre à son époque que le maintien de la nationalité haïtienne passait par la fraternité entre tous les fils du pays, l’Union nationale, voilà le premier élément de l’idéal dessalinien. Une union fondée non sur des voeux pieux et des declarations de bonnes intentions mais sur l’égalité effective entre noirs et mulatres, les postes sont distribués selon la valeur des uns et des autres et non selon des nuances épidermiques mais surtout le partage des richesses « car nous avons tous combattu les Français « .

Dessalines a compris mieux que quiconque que 1804 marquait la rupture non seulement avec la France mais aussi avec le système colonial qui reposait exclusivement sur le préjugé de couleur. L’empereur avait compris aussi la nécessité de la justice sociale, du partage du gâteau national avec la masse des cultivateurs, son expérience de 1802 lui a fait comprendre que si les cultivateurs n’avaient pas accès à la richesse nationale, ils abandonneraient tout simplement le champ de bataille au moment où on aurait besoin d’eux comme la plupart l’avait fait lors de l’arrivée de l’expédition Leclerc. Il avait compris la nécessité d’un Etat fort, souverain et protecteur. Un Etat national ne prenant aucune dictée de l’étranger « machinateur de nos malheurs », un Etat grand propriétaire terrien fort économiquement et capable de redistribuer la richesse nationale dans la droite lignée des révolutionnaires jacobins.

C’est bien à tort que des historiens ont voulu faire de Toussaint le « jacobin noir », si on comprend les choses, on verra que le vrai « jacobin noir » fut Dessalines avec la même radicalité, le même sens de la justice sociale et le même attachement à certains principes fondamentaux que les compagnons de Robespierre. Toussaint avait beaucoup de qualités mais faire de l’ami des curés un jacobin me semble difficilement soutenable du point de vue historique. Dessalines voulait aussi assurer au nouvel Etat son indépendance stratégique en annexant la partie Est de l’île. Cette campagne entreprise un an trop tard à mon avis fut brisée par les machinations anglo-americaines avec la complicité sans doute d’officiers indigènes déjà obsédés par la course à l’accaparement des terres.

Fraternité entre les Haïtiens, justice sociale pour les masses, souveraineté et independance nationale, voilà des thèmes dans lesquels les oligarchies de l’état naissant n’allaient se reconnaître que très moyennement et vont combattre franchement pour certains d’entre eux. Que ce soit la branche noire de l’oligarchie de l’époque représentée par Christophe, que ce soit l’oligarchie mulatre dominée par le tandem Petion-Gerin, le projet était un projet hégémonique dans lequel n’avait court ni justice sociale ni fraternité ni même indépendance véritable puisque ces deux oligarchies se voyaient déjà comme les agents locaux des bourgeoisies « éclairées » anglo-americaines d’un côté ou françaises de l’autre. L’assassinat du 17 octobre était donc l’aboutissement d’un processus logique mettant aux prises des visions différentes entre Dessalines et ses généraux. Assassiné en 1806, son nom banni pendant quatre décennies, son projet ne fut jamais repris, son idéal quelque fois instrumentalisé mais au fond jamais appliqué car il sous-tendait trop de ruptures.

Auteur

Pierre Darryo Augustin

Henri Christophe: projet de société

Le 8 octobre dernier a marqué le 199ème anniversaire de la mort d’Henri Christophe, le monarque du nord. Au fil du temps, ce personnage a fini par nager dans un épais brouillard où se confondent légendes et réalités historiques. Encensé par les uns, souvent les élites capoises et nordistes qui louent sa vision, sa rigueur et sa discipline, ces élites regrettent encore la brièveté de son expérience qui selon elles auraient pu donner au pays un autre destin. Il est aussi vilipendé par d’autres, souvent les elites de l’Ouest et du Sud qui voient en lui une espèce de satrape oriental, cruel, psychotique et mégalomane, il serait pour ces gens-la un Adolf Hitler tropical.

L’historien Beaubrun Ardouin comparait la citadelle Laferrière à « un monument de la mégalomanie dont les murs ont été scellés avec le sang du peuple ». Quant à François Dalencourt, celui qui décréta que Petion était « le Jésus-Christ sur la terre d’Haïti », il déclarait que si Christophe était mort sans avoir gouverné, tout aurait été pour le mieux sur la terre d’Haïti. Le personnage est donc clivant et en quelque sorte parler de Christophe c’est rallumer une guerre civile qui n’a jamais vraiment cessé depuis 200 ans entre les consciences du Nord et celles de l’Ouest. Quelle fut vraiment la personnalité profonde du monarque du Nord ?

C’est une question à laquelle on ne peut répondre car les jugements contemporains sur lui l’ont été soit par des ennemis mortels donc par nature peu fiables, soit par des thuriféraires comme le baron Vastey donc aussi peu fiables. Par contre, il a laissé assez d’éléments pour nous permettre de jeter un regard sur son projet de société car il en avait un et ce projet explique bien de ses attitudes et son destin dans l’historiographie haïtienne.

Ne à la Grenade en 1767, affranchi de bonne heure, accompagnant le corps expéditionnaire saint-dominguois lors du siège de Savannah, Christophe appartenait à ce que l’on pourrait appeler le « parti louverturien »; ce parti fut le conglomérat des élites des affranchis noirs surtout celles du Nord et de l’Artibonite autour du personnage central de Toussaint Louverture. Ces élites avaient un projet clair et formulé dès l’Affaire Villate en 1796, elles voulaient dominer le sommet de la société saint-dominguoise au détriment des anciens libres qui prétendaient à l’hégémonie après le déclin des blancs de la colonie surtout après l’affaire Galbaud.

Ce parti louverturien faisait reposer sa prétention au pouvoir par des affirmations coloristes, en effet, il prétendait être le seul à pouvoir garantir la liberté aux esclaves noirs parce que ses membres étaient noirs pour la plupart (pour la plupart seulement!), il laissait entendre que mulatres et blancs seraient tous des esclavagistes et que lui était le parti de la liberté (pourtant Rigaud le chef du parti prétendument esclavagiste ne fut jamais propriétaire d’esclaves contrairement à Toussaint!); c’était en réalité un procédé de manipulation des masses car au fond le projet de ce parti était de maintenir tel quel le système de production colonial et les rapports de production coloniaux moins l’esclavage. Le système des grandes plantations fut maintenu comme avant 1789, les blancs qui n’avaient pas fui avaient repris leur pré-eminence sociale sous le règne de Toussaint (la commission qui rédigea la constitution de 1801 par exemple comprenait 8 blancs et un mulatre Julien Raymond!), la masse des cultivateurs fut soumise à un caporalisme agraire très voisin de l’état de l’esclavage.

Henri Christophe appartenait à ce parti et fut l’un de ses membres les plus influents dans le Nord, Quand le général Moise Louverture qui ne partageait bien les conceptions de son oncle fut accusé de soulever les cultivateurs du Nord contre le régime louverturien, Christophe qui était son subordonné fut le premier à le dénoncer et en récompense obtint son commandement. L’ambition ne fut pas le seul moteur de cette trahison sans doute. Les divergences entre les indigènes sur l’organisation sociale était dès lors profondes, une grande partie des élites voulait continuer avec le système colonial tel quel, elle voulait seulement un elargissement de la classe des possédants aux elites des anciens et nouveaux-libres; les masses des anciens esclaves voulaient elles rompre avec le système colonial en mettant fin à son symbole le plus marquant qui était le régime des grandes plantations.

Les masses se détournèrent de Toussaint et ce dernier ne survécut pas à l’Expédition Leclerc. Cependant son parti restait en place et Christophe devint l’héritier politique de Toussaint, il s’opposa de bonne heure à Dessalines (dès 1805) car ce dernier ne partageait guère les prétentions exclusivistes et élitistes du parti louverturien. Aussi machiavélique que son maître Toussaint, Christophe finit par envelopper Dessalines dans un corset d’intrigues, de complots et de méfiance dans lequel il finit par perdre son empire et sa vie.

Christophe et ses partisans se retrouvaient après le 17 octobre 1806 en face d’un autre exclusivisme, celui des élites des anciens libres du Sud et de l’Ouest, ces dernières voulaient elles aussi étendre leur hégémonie à l’ensemble de la société haïtienne tout en maintenant intact les structures coloniales; une fois le danger commun Dessalines écarté, la guerre civile était inévitable entre les deux branches de cette oligarchie naissante. Comme on le sait, aucune n’a pu vaincre l’autre dans un premier moment et le pays fut partagé entre elles, une situation qui nous aurait coûté l’indépendance n’était-ce la guerre entre Napoléon et les anglais. Christophe et les siens prirent la partie Nord du Pays où ils mirent en oeuvre leur projet de société pendant treize ans.

Dans le Nord de Christophe, la grande propriété fut maintenue, toutes les grandes plantations coloniales passèrent aux mains des proches du régime établissant une sorte d’embryon de féodalité. Les cultivateurs furent attachés à la terre, astreints à un travail très strict et toute tentative de protestation étouffée dans une répression permanente. La séparation du corps social fut actée par l’interdiction faite aux campagnards de séjourner en ville (Code Henry). Comme Toussaint, Christophe reprima avec violence le Vaudou et fit du catholicisme la religion d’Etat. Les protestants furent aussi protégés mais les dogmes catholiques y compris le mariage catholique devinrent les dogmes de l’Etat Christophien.

Christophe voulut remplacer l’influence française par l’influence anglaise, le système éducatif anglais fut encouragé et les commerçants anglais dans les ports du Cap et des Gonaives remplacerent les anciens négociants français mais au le fond idéologique des élites du nord anglophiles et celui des élites francophiles de l’Ouest fut le même : pour Haïti, le chemin du salut est celui de l’occidentalisation à outrance. Cependant, contrairement aux elites de l’Ouest, Christophe et ses hommes parvinrent à une relative prospérité au prix on l’a vu de la répression des cultivateurs, ils créèrent aussi des écoles et des institutions devant permettre la reproduction d’une élite pouvant maintenir le régime à long terme et pourquoi pas l’étendre à toute l’île (attaques contre Port-au-Prince en 1812, tentative de rachat de la partie de l’Est). Mais cependant, ce projet de société allant à l’encontre de l’aspiration des masses ne pouvait pas durer à long terme et c’est ce qui explique l’écroulement du régime christophien en 1820.

En effet, depuis 1793, la revendication principale des cultivateurs sortis de l’esclavage a toujours été d’accéder à leur propre portion de terre, à leur lopin. Christophe comme Toussaint pour avoir ignoré cette exigence fondamentale construisait sur du sable et son régime n’avait aucun ancrage dans le pays profond réel en dépit de ses grandioses réalisations et de sa vision grandiose dans bien des aspects. En 1818, le roi s’était rendu compte en partie de sa méprise et distribua des terres mais c’était déjà trop tard et surtout il était prisonnier certainement de son entourage obsédé à maintenir ses privilèges et qui fera montre d’un opportunisme stupefiant le lendemain du 8 octobre 1820.

Rêvant d’une société d’ordre, avec des élites gouvernant à partir de grandes plantations agricoles des masses de cultivateurs travaillant à édifier une nation sur le modèle anglais ou prussien, le régime christophien a échoué dans sa quête pour n’avoir pas compris la revendication essentielles de ces hordes de descendants africains qui en prenant les armes en 1793 avaient dit non à l’esclavage et au système colonial en entier y compris au système de la grande propriété.

Le régime christophien était un géant dont le poitrail et la tête étaient coulés dans l’ivoire (voir la Citadelle motif de fierté de tous les haïtiens, le palais Sans-Souci) mais dont les pieds étaient en argile et comme toutes les oeuvres aux pieds d’argile, elle fut emportée par la première bourrasque. Le régime christophien qui fut sans doute le meilleur de notre histoire nationale depuis 1806 ne ressuscita point (ce contrairement au phénix du blason royal « je renais de mes cendres ») et l’idéal christophien tant vanté est peu sorti du cadre des bonnes intentions et du lyrisme poétique depuis 1820. Le projet des oligarchies haïtiennes a pris la forme de celui de Petion et Boyer et celui-ci a pris racine pour le plus grand malheur d’Haïti, mais cela est une autre histoire.

Auteur

Pierre Darryo Augustin

Octobre 1937: Trujillo passe à l’offensive

En 1697, le traité de Ryswick mettant fin à la guerre de la ligue d’Augsbourg en Europe partagea l’île d’Haïti entre la France et l’Espagne; la France recevant le tiers occidental qui deviendra Saint-Domingue puis Haïti, la très catholique Espagne reçut les deux tiers orientaux formant la future république dominicaine. Depuis lors, les griefs entre les populations partageant cette île n’ont jamais cessé; des incursions espagnoles fréquentes durant la période révolutionnaire aux guerres de Soulouque en passant par les campagnes de Toussaint et de Dessalines et la conquête de Boyer en 1822, les deux nations voisines entretiennent un passif non négligeable.Longtemps plus riche et plus peuplée, notre republique faisait figure de puissance dominante de l’île, situation qui commença à changer à partir de 1915 quand notre pays renonça à son destin. Voyant son économie boostee par les investissements américains dans la culture sucrière, les dominicains releverent la tête face à nous surtout après l’avènement en 1930 de Rafael Leonidas Trujillo, petit-fils d’une femme haïtienne mais nationaliste dominicain jusqu’aux bout des ongles.Dans les années 20, des milliers d’haitiens fuyant la misère trouvèrent refuge en république dominicaine et à Cuba et furent engagés dans les grandes plantations sucrières appartenant aux multinationales américaines. La crise économique qui fit suite au krach de 1929 mit fin aux investissements américains dans la culture sucrière et de plus le ralentissement du commerce mondial qui fut son corollaire provoqua le déclin des grandes plantations employant des milliers d’haitiens. Cependant, si certains compatriotes rentrèrent au bercail, des milliers d’autres choisirent de rester notamment dans la région frontalière.Au même moment, règne à Santo-Domingo, le général Trujillo, soutenu par les américains et la portion la plus réactionnaire des élites entend mener une politique de « dominicanisation » de « blanchisation » de la nation selon les modèles racistes en vogue dans les régimes fascistes européens à la même époque, régimes avec lesquels celui de Trujillo présente bien des ressemblances. Pour le « Benefactor » et ceux qui l’entourent, ces milliers d’haitiens constituent une vraie menace à l’intégration nationale dominicaine et à plusieurs reprises lors de ses visites en Haïti, il demanda au président haïtien de l’époque Stenio Vincent de rapatrier ses compatriotes. Vincent fit la sourde oreille malgré les relations apparemment excellentes entre les deux hommes.Dans la nuit du 2 au 3 octobre 1937, des milliers de policiers, militaires et miliciens dominicains se répandent dans toutes les campagnes où se regroupent les communautés haitiennes et armés de machettes, de poignards et de baïonnettes commencèrent à massacrer méthodiquement tous les haïtiens qu’ils rencontrèrent, hommes, femmes, vieillards, enfants, femmes enceintes, nourrissons. Tout le monde y passe.Pour faire la décantation entre les haïtiens et les éventuels dominicains noirs, les bourreaux demandent aux malheureux de prononcer le mot « perejil », les non-hispanophones ayant en général beaucoup de difficultés à rouler les « r ». Tous ceux qui ne peuvent pas prononcer le mot sont impitoyablement tués. Les armes blanches sont préférées aux armes à feu pour ne pas donner l’alerte. Pendant une semaine entière, l’epouvantable massacre se poursuivit transformant la terre dominicaine de Dajabon à San Pedro de Marcorix en passant par la Moca, Puerto Plata, Monte Christi ou San Juan de la Maguana en un vaste ossuaire d’haitiens. Les rescapés s’enfuient par milliers et ils sont poursuivis jusqu’à la frontière et des centaines périrent en traversant la rivière massacre (portant bien son nom) séparant les deux pays.Les causes de ce massacre sont nombreuses et toutes n’ont pas encore été élucidées. Il y a comme vu plus haut la masse importante d’haitiens venus travailler dans les plantations de canne qui étaient plus ou moins sans travail depuis le début des années 30 et qui inquietaient les autorités dominicaines, il y a aussi la nature du régime dominicain de l’époque, raciste et nationaliste qui voulait se venger de l’occupation de Boyer de 1822 à 1844, il y eut sans doute aussi la volonté du régime de cimenter l’unité autour de lui dans le sang des étrangers, procédé classique des régimes fascistes et fascisants; à ne pas oublier aussi la personnalité de Trujillo, qui quoique d’origine haïtienne ou peut-etre à cause de cela a manifesté toute sa vie une vive hostilité envers notre nation. Mais il faut dire qu’il avait à ce moment-la le soutien plus qu’actif d’une part non négligeable des élites dominicaines.Le gouvernement haïtien qui entretenait jusque-la des rapports cordiaux avec Trujillo (ce dernier fut reçu en grandes pompes en mai 1936 soit 18 mois plus tôt à Port-au-Prince) eut une attitude frôlant l’indignité absolue. Si dans la population haïtienne, on appela aux armes pour protester, Vincent conscient de la faiblesse de son armée (3000 hommes avec des munitions pour 2h à peine face aux 50000 hommes aguerris de Trujillo) choisit la voie de la diplomatie. Cependant, au lieu d’utiliser la communauté internationale dont les opinions publiques nous étaient acquises dans ce dossier (des protestations anti-dominicaines eurent lieu aux USA, au Mexique et dans les antilles), Vincent choisit la voie de la conciliation et après bien des déboires obtint finalement un dédommagement de 750000 dollars pour les familles des victimes et une simple note de « regret » du gouvernement dominicain. Les autorités dominicaines payerent de fait 525 000 de ces 750 000 dollars et la majeure partie de cet argent fut empochée par les autorités haitiennes dans le plus grand mépris pour les 20000 tuées et leurs familles.Suite à ce massacre et son traitement par le gouvernement haïtien, le chef du cabinet du président démissiona pour protester contre la politique « d’abdication » de Vincent, certains officiers montèrent un complot pour renverser le président, mais trahis et ayant échoué dans la première phase du complot qui visait à assassiner les deux officiers les plus proches de Vincent (le major Durce Armand et le capitaine Pierre Merceron), les conjurés furent arrêtés et l’un d’entre eux le lieutenant Bonicias Perard fut exécuté pour complot. D’autres mouvements d’humeur eurent lieu mais n’ebranlerent nullement le pouvoir de Vincent.Les conséquences de ce massacre furent nombreuses surtout dans la mémoire collective des deux peuples. Les dominicains perçus jusque là comme des voisins peut-etre peu commodes mais peu dangereux devinrent du jour au lendemain des ennemis menaçant notre existence en tant que nation. Les fréquentes rumeurs d’invasion dominicaine à chaque période de crise datent de cette époque. De plus, par son attitude, Vincent a inauguré la tradition des chefs d’Etat haïtiens courbant l’échine face aux dirigeants dominicains, tradition qui s’est maintenue jusqu’à ce jour avec de funestes conséquences pour notre dignité de peuple et de nation. Depuis 82 ans, l’écart n’a cessé de se creuser entre les deux pays avec d’un côté un pays engagé dans la voie de la modernité avec ses forces et ses faiblesses et de l’autre un pays plongé dans la barbarie et l’incompétence. 1937 plus qu’une tragédie, plus qu’un crime resté impuni, il marque un tournant tragique dans la longue et difficile relation des deux peuples habitant Quisqueya la belle.AuteurPierre Darryo Augustin